Fiction : et si Dada n’avait pas existé ?

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 23 mai 2016 - 2525 mots

Historien de l’art, professeur à l’université et collaborateur régulier de L'OEIL, Pierre Wat propose ici une histoire contrefactuelle de Dada. Il fait l’hypothèse que le groupe fondateur du mouvement né en 1916 à Zurich ne se serait pas formé, pour mieux mettre en valeur les apports de Dada dans l’art du XXe siècle.

Le journal que je lis chaque matin est décidément porteur de sombres nouvelles. Il paraît que Roger Bissière vient de remporter le grand prix de la Biennale de Venise et que son exposition bat des records d’affluence. Je lis là un entretien avec le responsable du pavillon français qui déclare : « Ce palmarès de l’année 1964 est un splendide résumé de l’histoire de l’art du XXe siècle. Bissière, c’est l’apogée de la grande peinture de tradition française, un art qui, aujourd’hui encore, étend de façon bénéfique son influence sur la pratique des autres nations. Je tiens à dénoncer les tentatives d’intimidation de la délégation américaine en faveur de Robert Rauschenberg. Dieu merci, le jury a su dire non à ce projet de colonisation culturelle, et l’art a réussi à barrer la porte au non-art. La France restera, pour longtemps encore, la vraie patrie de l’art moderne. » Quel cauchemar ! Heureusement que mon cher Tzara n’est plus là pour lire de telles horreurs. Et tous ces mots, dans la bouche de cet homme : harmonie, bon goût, ordre, raison, composition, normes traditionnelles, défense de la peinture qui est « ce que l’Europe a de plus pur et de plus sacré », tous ces mots qui sont pour moi comme autant de couteaux venant fouiller une plaie à jamais vive. Pourtant je suis bien éveillé, je m’appelle Marcel Janco, je suis peintre et architecte, nous sommes en Israël où j’ai dû me réfugier en 1942 et même si je suis ici un artiste connu, je sais, hélas, que le cœur de ma vie reste à jamais un rêve avorté. Tout ça pour une question de train arrivé en retard. Quelle ironie, nous avons été vaincus par l’inexactitude. Dans le fond, ce fut sans doute la plus juste de nos actions absurdes, et la plus confidentielle.

Nous devions nous retrouver le 8 février 1916 à Zurich. Il y avait Tzara, Hugo Ball, Hans Arp, Sophie Taeuber et moi. On avait trouvé un lieu, une taverne abandonnée, on devait créer un groupe, peut-être même une revue. On avait prévu de se donner un nom. Tristan avait déjà trouvé la méthode, un chef-d’œuvre d’absurdité : planter un couteau dans un dictionnaire et garder le mot que le hasard nous aurait offert. Et puis mon train est resté bloqué en rase campagne toute une nuit. Depuis qu’il y avait la guerre, même au pays de la ponctualité, tout dysfonctionnait. Je suis arrivé le 9. Les autres étaient repartis. Il n’y avait que moi dans la petite salle. Il faut dire que les groupes et l’organisation, ça n’était pas tellement notre truc. On était d’accord pour être contre, jamais pour être pour. Ce qui nous liait, c’était une immense colère : contre la guerre, contre les militaires, contre les bourgeois, contre le respect, contre Verdun, contre l’art, et même contre ceux qui sont d’accord pour être contre. Le consensus c’est la mort. Alors, quand je me suis retrouvé tout seul dans la salle du cabaret, je me suis dit que je n’avais qu’une chose à faire : exécuter, devant la salle vide, ce que j’avais prévu de faire devant mes amis.
Avec des bouts de papier et de ficelle qui se trouvaient là, j’ai fabriqué un masque grotesque dont je me suis accoutré, puis je suis monté sur la petite scène du cabaret et j’ai effectué une danse tragique et absurde. C’était précis et dément, tout à la fois. Le masque inhumain, la danse folle, la salle vide : c’était l’horreur de l’époque mise à nu. Nul ne peut en témoigner à part moi, mais cette danse, c’était de la dynamite, un truc à vous faire sauter l’ordre du monde bien plus fécond que ces obus qui pleuvaient sur les tranchées. Oui, je dansais tout seul et c’était beau et terrible. Un signal d’alarme de l’esprit ! Mais qui l’a entendu, à part moi ? Nous étions jeunes et déchaînés. Le monde était pire que nous. La guerre nous a dévorés à nouveau, on s’est revus de loin en loin, plus jamais ensemble, l’histoire ne redonne pas une seconde chance à ceux qui manquent leurs rendez-vous. Pourtant, je suis convaincu que nous avions raison.

Certains jours comme ce matin, quand je n’ai pas la force de lutter contre ma mélancolie, je me laisse aller à imaginer ce que nous aurions pu devenir. Nous avions quelques alliés, des gens dont l’œuvre était comme un signe fraternel dans ce monde en guerre contre la vie. Duchamp, avec ses ready-mades, avait ouvert la voie, même si c’était un peu trop construit à mon goût. En 1919, alors que l’ordre régnait de nouveau, comme si rien ne s’était passé pendant cinq ans, j’ai vraiment cru qu’il allait ranimer la flamme de notre révolte. Il avait rajouté des moustaches et un bouc à une reproduction de la Joconde et, en dessous, il avait inscrit un nouveau titre : L.H.O.O.Q. Quelle merveille c’était ! Il y avait là tout ce que nous aimions : l’iconoclasme, l’humour, le jeu sur les mots et les sons. On aurait dit un poème sonore d’Hugo Ball. Et puis, je ne sais pas pourquoi, il a tout arrêté. Peut-être que, si nous avions lancé notre groupe, ça aurait donné envie à des gens comme lui de nous rejoindre, ou du moins de participer de leur côté à notre grand projet de profanation de la religion bourgeoise de l’art. Un jour, il n’y a pas très longtemps, lors d’un séjour à Paris, je l’ai croisé par hasard au Luxembourg, là où il y a des joueurs d’échecs, près de l’Orangerie. Nous avons parlé des amis disparus et puis, un peu par hasard, je lui ai raconté ma soirée en solitaire au Cabaret Voltaire. Il était captivé. Je me souviens très exactement de ses mots : « Comme happening frustrant, on ne fait pas mieux. » Et puis il a ajouté, avec son air indifférent habituel : « Finalement, c’était bien que rien n’ait lieu. Le néant finit toujours par l’emporter sur la matière. L’art est cosa mentale, je n’ai cessé de le clamer dans le désert. Moi, cela fait longtemps que je ne fais rien, à part jouer aux échecs bien sûr. »
Un qui a continué à faire, c’est Kurt Schwitters, mais son isolement a failli le tuer. À Hanovre, cet homme qui, j’en suis sûr, se sentait d’autant plus rejeté que nous avions échoué à nous réunir, s’est mis à construire, pour lui seul, dans son appartement, une œuvre en évolution permanente, faite d’un mélange d’objets trouvés, de souvenirs personnels et de parois de plâtre aux arêtes tranchantes. Il lui a donné un titre bouleversant : « Cathédrale de la misère érotique ». Cet homme qui était un poète dans tout ce qu’il faisait a été pris pour un fou. Le public était indifférent, sauf les nazis, hélas, qui ont si bien compris sa force subversive qu’ils l’ont taxé d’art dégénéré. La guerre, cette guerre éternelle dont nous sommes nés, a eu raison de sa cathédrale. Un bombardement l’a rayé de la carte, en 1943. Qu’il est dur de se faire entendre quand on est tout seul. Pourtant, je trouve qu’il y a chez ce jeune Américain dont on parle à Venise, Rauschenberg, quelque chose de l’esprit et de la manière de Kurt dans sa façon de combiner les objets les plus triviaux afin de redonner vie, par implosion, à l’espace de la peinture.
Il y avait bien André Breton qui aurait peut-être pu prendre la relève de notre affaire suisse manquée. Après la guerre, je sais qu’il fréquentait beaucoup Tzara, et Picabia aussi, mais ils se plaignaient tous de son despotisme. C’était comme s’il voulait récupérer quelque chose à son profit, mais on ne savait pas vraiment quoi. Enfin ça n’a rien donné son idée de groupe, malgré son autorité, ou à cause d’elle sans doute.

Lors de mon séjour à Paris, je suis allé voir la présentation du projet de musée Maurice Denis qui devrait ouvrir au cœur de la ville. On parle du quartier des Halles. Il fallait voir la maquette : un gros bâtiment carré, une sorte de pastiche d’immeuble haussmannien. Et les discours qui allaient avec : qualité française, temple de la tradition picturale… C’est bien simple, c’est un concentré de tout ce que nous voulions détruire : la méthode, la création fondée sur la tradition, les valeurs, la beauté et, surtout, cette façon obscène de faire comme si rien ne s’était passé. Ce musée, c’est ça : un monument à « l’art éternel ». D’après ce qu’on dit, ils voudraient raser une partie du quartier des Halles pour faire ça, sous prétexte d’insalubrité. Quelle hypocrisie bourgeoise ! Pourquoi est-ce qu’ils ne disent pas qu’en rasant ces petits bistrots pour construire un musée tout neuf dédié à une peinture très vieille, c’est à une véritable opération de reprise en main qu’ils se livrent en réalité. L’ordre règne aux Halles, dormez tranquilles ! Parce que les cafés, ce sont les maisons du peuple et de la subversion, l’exact contraire du musée. Ça n’est pas par hasard si c’est dans une taverne qu’on devait se retrouver : ça c’est un lieu vivant, l’alliance de l’art et du divertissement, le contraire de ces endroits qui puent la mort sous prétexte de célébration ! On l’avait appelé Cabaret Voltaire, pour fêter le philosophe qui s’était exilé en Suisse afin de protester contre le pouvoir royal. Nous aussi on était des révolutionnaires, des enragés. Nous étions hors de nous devant les souffrances et l’avilissement de l’humanité. Je le suis toujours, et plus que jamais aujourd’hui devant cette mascarade obscène. On endort le peuple avec des monuments alors qu’il faut, encore et toujours, ruer dans les brancards.
Je crois, je persiste à croire que ce que nous voulions faire à Zurich est plus que jamais d’actualité. Tristan Tzara me le redisait encore l’an dernier, quelques jours avant sa mort : « Notre projet n’était pas seulement l’absurde, pas seulement une blague, c’était l’expression d’une très forte douleur des adolescents, née pendant la guerre de 1914. Ce que nous voulions, c’était faire table rase des valeurs en cours, mais, au profit, justement des valeurs humaines les plus hautes. » N’est-ce pas là un programme que pourraient reprendre les enfants de la Seconde Guerre mondiale, où ceux des guerres coloniales qui n’en finissent pas de ravager le monde ? On me dit que sur certains campus, en Amérique et ailleurs, des jeunes gens commencent à se révolter contre cet ordre paternel qui fait tout pour que rien ne change. Et j’observe avec plaisir qu’en art, de Vienne jusqu’au Japon, de nouveaux enragés mènent des actions spectaculaires et scandaleuses, qui engagent les corps dans une protestation violente contre ce vieux monde mort, tandis qu’à Paris certains font du déchet l’aliment d’une critique joyeuse de la société de consommation.
Finalement, c’est peut-être parce que notre groupe n’a pas pu se former que nous ne sommes pas complètement morts. Difficile de s’accaparer le néant. L’esprit souffle encore. Ce qui est formidable, c’est de constater que des jeunes gens qui ne nous connaissent pas, sans le savoir, sont un peu comme nos enfants indignes. Des transgresseurs, des désobéissants, des anti. Ils ne nous connaissent pas, tant mieux ! Quel plaisir de ne se réclamer de personne. Notre échec a fait d’eux des déshérités, c’est parfait ! Il reste un peu d’espoir, si les musées ne les récupèrent pas. 

Exposition : rétrospective Picabia à Zurich

S’il n’en est pas l’un des instigateurs, Francis Picabia (1879-1953) contribue grandement au financement de Dada ainsi qu’à sa diffusion. Représentant en chef de la branche américaine du mouvement aux côtés de Man Ray et de Marcel Duchamp, il publie de 1917 à 1924 la revue dadaïste 391. Rassemblant près de deux cents œuvres, le Kunsthaus de Zurich lui consacre une rétrospective à partir du 3 juin 2016. Celle-ci revient sur l’entière carrière de l’artiste, du succès précoce qu’il connut dans un style impressionniste à ses tableaux tardifs de « Points » abstraits et minimalistes. Malgré sa proximité avec plusieurs courants, Picabia reste un iconoclaste qui parcourut les avant-gardes de son époque sans jamais s’y rattacher durablement. Une conférence intitulée « Ego Picabia », organisée le 16 juin en marge de l’exposition, prendra pour thème cette identité multiple.

Lucien Rieul


« Francis Picabia. Une rétrospective »
Du 3 juin au 25 septembre 2016. Kunsthaus Zurich, Heimplatz 1, Zurich (Suisse). Du lundi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturnes les mercredis et jeudis jusqu’à 20 h. Tarifs : 22 et 17 CHF. Commissaires : Catherine Hug et Anne Umland. www.kunsthaus.ch

« Dada original »
Du 7 mars au 28 mai 2016. Schweizerische Nationalbibliothek, Hallwylstrasse 15, Berne (Suisse). Du lundi au vendredi de 9 h à 18 h, le samedi jusqu’à 16 h, fermé le dimanche. Entrée libre.
Commissaires : Christa Baumberger, Peter Erismann et Magnus Wieland.
www.nb.admin.ch

« L’alchimie des mots : Abraham Abulafia, Dada, Lettrisme »
Du 17 juin au 14 novembre 2016. Tel Aviv Museum of Art, 27 Shaul Hamelech Blvd, Tel Aviv (Israël). Du lundi au samedi de 10 h à 18 h, le mardi et le jeudi jusqu’à 21 h, le vendredi jusqu’à 14 h, fermé le dimanche.
Tarifs : 25 à 50 NIS.
Commissaire : Dr. Batsheva Goldman-Ida. www.tamuseum.org.il

« Genèse Dada. 100 ans de Dada à Zurich »
Du 14 février au 10 juillet 2016. Arp Museum Bahnhof Rolandseck, Hans-Arp-Allee 1, Remagen (Allemagne).
Du mardi au dimanche de 11 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs : 9 et 7 €.
Commissaires : Arian Notz, Astrid von Asten et Sophie Taeuber-Arp. www.arpmuseum.org

Exposition : rétrospective Hausmann à Rochechouart

Le Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart, jusqu’au 12 juin, une rétrospective au « dadasophe » Raoul Hausmann (1886-1971). Deux ans après les débuts de Dada à Zurich, Hausmann fonde à Berlin le Club Dada. Il développe dans la continuité du Cabaret Voltaire le poème phonétique, pratique le collage et le photomontage. Considéré comme artiste dégénéré par le régime nazi, il s’exile à Ibiza avant de s’établir dans le Limousin. Dans les années 1950 en réponse à l’essor du courant néo-Dada, Hausmann écrit abondamment sur Dada, devenant l’un de ses principaux historiographes. L’exposition de Rochechouart puise dans le fonds du musée et la collection de la Berlinische Galerie pour présenter l’éventail de ses expérimentations écrites et plastiques. Des correspondances provenant des archives de l’artiste assurent le lien entre son œuvre et le contexte historique dont elle est issue. Lucien Rieul

« Raoul Hausmann, Dadasophe. De Berlin à Limoges »

Du 27 février au 12 juin 2016. Musée départemental d’art contemporain, Place du Château, Rochechouart (87).

Du mercredi au lundi de 10 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h, fermé le mardi. Tarifs : 4,60 et 3 €.

Commissaire : Annabelle Ténèze.

www.musee-rochechouart.comwww.grandpalais.fr

Et si l’histoire avait suivi un autre cours que le sien, que se serait-il passé ? Fictionnelle, cette approche est néanmoins tout à fait sérieuse, comme le rappellent deux historiens dans un ouvrage paru au Seuil : Pour une histoire des possibles, de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou [450 p., 24 €]. Appelée « histoire contrefactuelle » ou « uchronie », cette méthode, peu appréciée en France en dehors des écrivains, permet de mettre en relief par l’absurde l’importance d’un fait historique. Et si Napoléon avait remporté Waterloo ? Cela nous a donné l’idée de transposer cette approche dans le champ de l’histoire de l’art, et de nous interroger sur ce qu’aurait été l’art au XXe siècle s’il n’y avait pas eu Dada, dont on célèbre le centenaire de la création en 2016. Et si, donc, Dada n’avait pas existé ? C’est ce qu’imagine Pierre Wat, historien de l’art, professeur à l’université et collaborateur régulier de L’Œil, qui, à travers les yeux de l’artiste Marcel Janco dont le train n’est pas arrivé, revoit l’art du siècle dernier...

Légende Photo :
Exposition Dada au Cabaret Voltaire, 1916 © D.R.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : Fiction : et si Dada n’avait pas existé ?

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