Une cinquantaine de \"traces d’encre\" laissées par le moine Sengaï, et conservées au Musée Idemitsu de Tokyo, élargissent notre vision de l’art zen grâce à une exposition au Pavillon des Arts.
PARIS - Si vous limitez le Zen à une pieuse vie intérieure, à un exercice austère de méditation, allez découvrir au Pavillon des Arts un tout autre aspect de cette discipline introduite au Japon au XIIe siècle par des moines revenus de Chine. Une cinquantaine de lavis du moine Sengaï montrent combien l’art zen se nourrissait d’humour, voire de caricature. Avec un trait d’encre rapide, totalement maîtrisé et sans repentir, Sengaï multiplie les scènes de genre, les détails de la vie quotidienne. Il campe des paysans aux champs, des fêtes populaires ou des animaux, tel ce crapaud bien gras, confortablement assis avec des yeux exorbités et un large sourire. L’animal trouverait naturellement sa place dans un album de Reiser, comme si le zenga avait pu inspirer la bande dessinée occidentale.
Énigmes
Mais on aurait tort de s’arrêter à l’image ironique de ce crapaud. Chez Sengaï, chaque "trace d’encre" renvoie aux questions, ou aux énigmes – les kôan – qui fondent la méditation. Une question peut trouver sa réponse, mais chaque réponse débouche sur une nouvelle question. La méditation assise – ZaZen – ne peut suffire pour atteindre la bouddhéité. Si tel était le cas, notre crapaud, assis depuis sa naissance, aurait depuis longtemps réalisé l’Éveil…
L’énigme peut laisser plus perplexe. Sengaï assemble un cercle, un triangle et un carré dans un déroulement qu’il faut lire de droite à gauche. Représentation de l’Univers, de la terre, du feu et de l’eau ? L’œuvre exerce toujours sa fascination sur des artistes contemporains japonais, et a également inspiré des gravures de Robert Motherwell.
Peinture sans règle
Même s’il ne possédait pas la facture de certains de ses prédécesseurs, Sengaï (1750-1837) devint le principal maître et artiste zen à la fin d’Edo et ses peintures sont parmi les plus célèbres de l’histoire du Zen. Il sut renouveler le zenga en puisant largement dans les historiettes comiques, les contes qui peuplent la littérature du Zen. Sa vie comme l’étendue de sa production – évaluée entre cinq et dix mille œuvres – reste en grande part mystérieuse. Il est admis qu’il naquit dans une famille de paysans et devint moine à l’âge de onze ans. Il entreprend des pèlerinages et parcourt l’archipel, où il touche le peuple par son enseignement fondé sur la peinture et la calligraphie. À quarante ans, il devient le cent vingt-troisième supérieur du temple Shôfuku-ji, au sud du Japon. On raconte que ses œuvres atteignent une telle cote que des faux circulent de son vivant.
Sengaï est contemporain d’Utamaro, mais son graphisme spontané, d’une totale liberté, tranche avec le code convenu des estampes. "Ma peinture est sans règle, disait-il, comme la loi fondamentale du Bouddhisme est sans règle." Dans un Japon encore replié sur lui-même, mais à la veille de s’ouvrir à l’influence occidentale, coexistaient donc des formes d’expression très différentes.
Les œuvres exposées viennent du Musée Idemitsu de Tokyo, qui conserve mille deux cents calligraphies et dessins, sur les quelque deux mille qui subsistent. Le Pavillon des Arts a choisi de leur offrir un écrin japonais. Bambous et pavillon de thé masquent totalement la piètre architecture du Forum des Halles.
"Sengaï, Traces d’encre". Paris, Pavillon des Arts, Les Halles, porte Rambuteau, jusqu’au 24 juillet.
Paris-musées a édité un élégant catalogue (200 F), comportant une remarquable préface de Claude Lévi-Strauss. À lire également, L’art Zen de Stephen Addiss (Bordas).
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Crapaud, Zen et BD
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : Crapaud, Zen et BD