PONT-AVEN / FINISTÈRE
Admiratif de Gauguin et de ses couleurs, le peintre du groupe Cobra, puisant dans le dessin d’enfant comme dans les arts populaires, s’approprie le primitivisme du maître de l’école de Pont-Aven.
Le Musée de Pont-Aven a de la suite dans les idées. Deux ans après la belle exposition « Cobra, la couleur spontanée », il convie Corneille (1922-2010), un des membres de ce groupe. On ne peut que saluer la volonté de faire connaître ce mouvement d’avant-garde, méconnu en France, qui s’est pourtant formé à Paris en 1948.
C’est en effet dans un petit café situé derrière Notre-Dame de Paris que les Belges Christian Dotremont et Joseph Noiret, le Danois Asger Jorn, les Hollandais Karel Appel, Constant et Corneille, qui se qualifient d’« artistes expérimentaux » et « internationalistes », rédigent le manifeste du groupe. L’histoire de l’art du XXe siècle se fonde pour une bonne part sur l’histoire de ces groupes dont le rôle était dévolu, dans le passé, aux écoles, aux académies, pour ne pas dire aux styles. Ces familles artistiques, dont les éclosions successives ponctuent l’art contemporain, semblent être le lieu de passage obligé pour accéder au panthéon de la gloire artistique.
Dans ce sens, la participation de Corneille à la fondation de Cobra lui garantit un accès à la notoriété. De là à affirmer qu’il est « l’un des représentants majeurs de la scène artistique de la seconde partie du XXe siècle où il incarne tous les enjeux du renouveau de la peinture depuis 1945 », selon les commissaires – Estelle Guille des Buttes, ex-directrice du lieu, et Victor Vanoosten, spécialiste de Cobra –, il y a peut-être un pas à ne pas franchir.
Le parcours s’ouvre par la mise en regard de la peinture de Corneille avec quelques reproductions en grand format de Gauguin – Cavaliers sur la plage, 1902. Ce rapprochement, illustré par le sous-titre de la manifestation « un Cobra dans le sillage de Gauguin », est justifié par les séjours de l’artiste hollandais à Pont-Aven ou des déclarations qu’il a pu faire : « la plage est rose telle que je l’avais vue dans une peinture de Gauguin (Tahiti) » (lettre de Corneille à Louis Tiessen, Tunis, 17 mai 1948).
Indiscutablement, Corneille, comme de nombreux artistes, est impressionné par son aîné. De fait, on retrouve la leçon de Gauguin dans l’emploi libre des couleurs, dans la fascination pour les arts premiers et l’art populaire. L’impact de ce chromatisme chatoyant n’est cependant pas sans poser problème. Corneille semble souvent tiraillé entre l’aspect « décoratif » des aplats du peintre français et la violence inhérente à l’esprit de Cobra. Cet entre-deux donne lieu à des œuvres où la rage d’un Appel ou d’un Jorn est remplacée par une vision plus poétique du monde. La distinction est visible également dans l’iconographie. La peinture de Cobra, qui privilégie les lignes serpentines, est animée par un bestiaire fantastique où la profusion des monstres crée un effet inquiétant. Rien de tel chez Corneille où le monde animal semble être vu à travers les yeux d’un enfant. Zoo, un collage de 1948, laisse deviner des silhouettes de fauves, stylisés délicatement, d’une apparence nettement moins menaçante. Ainsi, la salle la plus séduisante de l’exposition réunit des travaux réalisés dans un style « naïf », d’une tendresse infinie (Le Cerf-volant, 1950 ; Fête nocturne, 1950 [voir ill.]). Manifestement, face à la célèbre déclaration de Gauguin « je suis […] un enfant et un sauvage », Corneille a fait son choix. Sans pour autant négliger le « sauvage » ; grand voyageur, attiré surtout par l’Afrique – le désert du Hoggar dans le sud de l’Algérie – ou par l’Amérique de Sud, il introduit dans ses tableaux des souvenirs de différentes cultures (Mexicain, 1970 ; Timbuktu, 1951).
L’exposition monographique de Pont-Aven peut dérouter le visiteur par son côté éclectique. Figuratif à ses débuts, l’artiste s’inspire de Van Gogh, de Matisse, en particulier de Jeune femme au collier de perles (1945), ou de Picasso et son étrange collage cubiste Nature morte aux roses (1946). Plus tard, ce sera Miró ou Dubuffet, cet autre admirateur de l’Afrique. Même les déplacements de Corneille suivent les chemins empruntés par ses prédécesseurs (la Tunisie pour Klee).
Après la période Cobra, dont l’influence perdure longtemps, ce sont les paysages abstraits, des surfaces recouvertes de taches colorées ou de réseaux denses et dynamiques. Suit une parenthèse, avec des beaux dessins de la ville de New York. L’exposition s’achève sur la dernière période, et un retour à la figuration marquée par les arts populaires que les commissaires nomment joliment « Peinture Paradis ». Cette partie de la production picturale de Corneille, à partir de la fin des années 1960, laisse place aux sujets pastoraux : oiseaux, femmes dénudées allongées sous le soleil, le tout baigné dans une atmosphère d’érotisme « soft » (La Rêveuse, 1974 ; Exotisme, 1975). Les couleurs, le rouge et le rose, sont saturées, voire criardes. Selon Vanoosten, il s’agit d’une peinture qui partage l’esthétique du pop art. Si l’on peut admettre un rapprochement, on cherche en vain les aplats stylisés, la distanciation et l’ironie implicite des artistes américains. Se tenant plutôt du côté de la Figuration libre, cette « Peinture Paradis » est à l’image des odalisques de Matisse où le « Luxe, [le] calme et [la] volupté » fraient dangereusement avec le kitsch.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°539 du 14 février 2020, avec le titre suivant : Corneille, un Cobra « naïf »