PARIS
Indépendantes mais complémentaires, deux expositions à la Grande Halle de la Villette et au Musée de l’armée, à Paris, commémorent le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte. L’occasion de voir comment le personnage utilisa les arts pour asseoir son pouvoir.
En l’absence de photographie, la peinture est la discipline la plus apte à restituer la vérité des grands événements impériaux, fût-elle arrangée ou recomposée. À cet égard, le sacre dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804, des représentations majeures, parmi lesquelles la grande machine de David, immédiatement relayée par sa fidèle copie versaillaise. La toile conçue par le baron Gérard, qui emprunte au splendide Portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, figure Napoléon en pied, couronné de laurier et sceptre à la main. À l’inverse du tableau d’Ingres, hiératique et atemporel, la solennité de la pose ne contrarie pas sa vraisemblance : miracle de la présence réelle. Répondant à l’idéalisme ingresque, providentiel et jupitérien, la peinture de Gérard impose un homme dans un décor fastueux. Face et profil d’une même personne, éternelle et agissante. Avers et revers d’une même médaille : celle de l’impérissable puissance.
Comment survivre ? Comment se survivre ? Napoléon aura toujours été préoccupé par le royaume de l’immortalité que lui promettaient certes ses conquêtes majuscules et ses révolutions institutionnelles, mais dont il entendait anticiper les modalités d’accession. Partout, l’initiale gravée de son nom. Partout, la légende en marche. De son vivant. Au service du passé comme de l’avenir, l’iconographie impériale développe ainsi une image canonique – puissance, vigueur et superbe –, validée par son modèle. Singulièrement, l’une des images les plus fameuses de Napoléon lui est involontaire, car par nature immaîtrisable : il s’agit de son masque mortuaire, prélevé sur le visage après son dernier souffle. Cette empreinte de plâtre, dont il existe plusieurs versions contemporaines et concurrentes, étudiées de près pour l’exposition du Musée de l’armée, devait assurer un véritable culte des reliques, loin de l’héroïsation traditionnelle de Napoléon, quand le corps cède et que le regard abdique.
On le sait : le Consul puis l’Empereur ne s’abîment pas dans la vue des tableaux ou des rondes-bosses. L’art est moins un objet de contemplation qu’un instrument politique, au sens où il peut jouer un rôle éminemment crucial dans la cité. Krzysztof Pomian [Le Musée, une histoire mondiale, Gallimard] et Philippe Costamagna [Les Goûts de Napoléon, Grasset] ont parfaitement montré son zèle pour acquérir méthodiquement des œuvres susceptibles d’enrichir les collections françaises et, sous l’égide de Dominique-Vivant Denon, l’universalité de sa mission. Cette vision doctrinaire, capable d’exproprier des civilisations de pièces majeures, s’incarne parfaitement dans une pièce prestigieuse – l’Épée dite « de Frédéric II », laquelle fut subtilisée au château de Sans-Souci comme trophée militaire suite aux opérations de la campagne de Prusse de 1806. Récupérer chez l’ennemi une pièce de choix, qu’elle fût peinte, sculptée ou ouvragée : était-il une meilleure manière de mettre le monde entier à sa main, quand l’universalisme n’est pas toujours un humanisme ?
Rien n’est trop beau pour cet Empire qui sait tout à la fois la durée des conflits, l’importance du faste et la nécessité de l’aisance. Si les armes sont somptueusement ouvragées, et réinvestissent l’image double de la puissance et du luxe, le bivouac est le remarquable laboratoire de la modernité, à l’heure de l’avènement du confort. Le tapissier Poussin imagine une ample toile rayée, souple et résistante, le serrurier Desouches brevète d’étonnants lits de fer pliants, objets fétiches dont Napoléon aura l’usage jusqu’à Sainte-Hélène, tandis que des meubles reconduisent sommairement, mais loyalement, le style Empire – austère et géométrique –, ainsi de cette table pliante conçue par Jacob-Desmalter, le fameux ébéniste auteur du trône impérial. Cette praticité souveraine est assurément l’une des caractéristiques du style Empire, capable de peupler l’ordinaire des nuits et des jours, fussent-ils ceux de la guerre la plus violente.
Nul détail ne saurait être anecdotique dans cet Empire où tout peut, tout doit faire sens. De la sorte, tous les objets, même les plus anecdotiques en apparence, sont susceptibles de véhiculer une image du pouvoir : boucles, couverts, assiettes, horloges ou bonbonnières deviennent les discrets écrins de la toute-puissance impériale, mais aussi de son omniprésence. En écaille brune et cerclée d’or, reconduisant un principe bicolore plébiscité par le goût contemporain, cette tabatière est ornée de deux médailles d’argent représentant des souverains hellénistiques – Démétrios Poliorcète, roi de Macédoine, et Antiochos III le Grand, prince séleucide de Syrie. Associant deux profils numismatiques puisés dans les collections profuses du Cabinet des médailles, l’iconographie impériale érigeait Napoléon en dépositaire légitime de l’Antiquité. L’art permettait, à travers les siècles, des atavismes faciles et des revendications généalogiques : comment se passer de son pouvoir infaillible de transmission et d’héritage ?
Décidé à bouleverser l’organisation étatique et à établir une pyramide administrative, Napoléon réforme sans commune mesure l’organisation d’un pays instable. Le Code civil détermine les droits des Français, tandis que le territoire est divisé en départements, arrondissements et communes. En un mot, l’État est le centre juste de toutes choses. Instituée quelques jours après la proclamation de l’Empire, la Légion d’honneur est ainsi ouverte à l’ensemble des citoyens et non plus aux seuls officiers : chacun est éligible à la souveraine reconnaissance. Conférés aux grands dignitaires à discrétion de Napoléon, les colliers de la Légion d’honneur associent les aigles impériaux à des médaillons symbolisant les activités civiles et militaires. Virtuoses et opulents, ils trahissent la mise à contribution de tous les arts réputés « décoratifs » dans cet Empire avide en signes et en insignes. Car que seraient une conversion sans image et une révolution informelle ?
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Comprendre Napoléon et l’usage des arts
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°744 du 1 juin 2021, avec le titre suivant : Napoléon et l’usage des arts Comprendre