Si tout semble se passer à New York, nombre d’artistes américains font tout de même le voyage à Paris après-guerre, où ils s’installent parfois définitivement. À Nantes, Rennes et, bientôt, Montpellier, deux expositions racontent cette histoire pour dessiner les contours d’une peinture américaine version française.
Rien d’étonnant si l’on peut voir dans la peinture d’Alfonso Ossorio, ici l’influence de Jackson Pollock, là celle de Jean Dubuffet. C’est Pollock qui suggère à son ami peintre et mécène de faire le voyage en France et d’aller rencontrer Dubuffet. Alfonso Ossorio débarque donc à Paris en 1949. Par l’intermédiaire de Blaise Allan et de Jean Paulhan, il se rend chez Dubuffet, à qui il achète trois toiles. C’est ainsi qu’il fait la connaissance du critique d’art Michel Tapié, auquel il parle de Jackson Pollock. Tapié exposera Pollock quelques mois plus tard, en 1952, avec une exposition personnelle – la première en Europe – chez Paul Facchetti. La même année, Tapié intègrera ses œuvres dans son livre Un art autre. La boucle est bouclée. Né en 1916 à Manille, Alfonso Ossorio est donc un personnage clé de l’histoire des échanges artistiques entre les États-Unis et la France après-guerre. Collectionneur, Ossorio acquiert des œuvres de Pollock, De Kooning, Dubuffet, Fautrier et Wols. Peintre, il s’inscrit dans la ligne des expressionnistes abstraits qu’il fréquente aux États-Unis, après avoir regardé en direction du surréalisme dans les années 1930. À la suite de sa rencontre avec Dubuffet, Ossorio intègre toutefois des éléments exogènes à la peinture : bois flotté, coquillages, clous… Alfonso Ossorio décède à New York en 1990.
Lui aussi servit de pont entre Paris et New York. Alfred Russel naît en 1920 à Chicago et meurt en 2007 à New York. Quand son travail est présenté dans l’exposition « Sculpture et peinture abstraite en Amérique » au MoMA, durant l’hiver 1951, le critique Michel Tapié l’expose la même année à la Galerie Dausset, à Paris, aux côtés de Pollock, De Kooning et Riopelle (« Véhémences confrontées »). Russel fut proche de Georges Mathieu, comme on peut le deviner à la vue de cette œuvre, avec lequel il organise, en 1948 à Paris, une première exposition mêlant des dessins d’artistes français et américains. D’abord abstrait, Alfred Russel, formé à l’Art Students League et passé par l’Atelier 17 d’Hayter, revient à la figuration dans les années 1950. En 1949, il peint cette Rue de Nevers, en France, d’où était originaire son épouse : la peintre Andrée Descharnes.
Dans les années 1950, l’artiste américaine Claire Falkenstein (1908-1997) quitte les États-Unis pour venir s’installer en France, à Paris. Son déménagement coïncide avec un changement de technique et de matériau, puisqu’elle délaisse à cette époque la scie et le bois pour la soudure et le métal. La sculptrice se souvient-elle du travail d’Archipenko, qui fut son professeur au Mills College d’Oakland (Californie) ? Probablement, ses œuvres apparaissant elles aussi comme des dessins dans l’espace – Falkenstein est également passionnée par les théories scientifiques, notamment celles d’Einstein. Commencée à l’extrême fin des années 1950, Signe de U, Petit soleil est un entrelacs de tiges qui emprisonnent, dans leurs coudes, des morceaux de métaux, technique qu’elle perfectionnera pour réussir à faire voisiner le métal avec le verre, par exemple pour la réalisation de la porte d’entrée du palais de Peggy Guggenheim, à Venise (1961). En 1963, Claire Falkenstein retourne vivre en Californie, où elle décède en 1997, laissant derrière elle plusieurs milliers de « structures » et l’une des œuvres sculptées novatrices du XXe siècle.
S’il est né en Angleterre, c’est à Paris que le peintre et graveur Stanley William Hayter (1901-1988) fonde, en 1927, son atelier de gravure : l’Atelier 17 (du numéro de la rue Campagne-Première), où, de Picasso à Vieira da Silva, tous les plus grands artistes de l’époque passent un jour ou l’autre. Fermé en 1939, l’atelier trouve refuge à la New School for Social Research de New York, avant d’être réinstallé à Paris après-guerre, en 1950. Si l’artiste est proche des surréalistes depuis les années 1930, il va progressivement se dégager de la figuration jusqu’à basculer dans l’abstraction en 1955, même s’il considère « tous les principes de l’art figuratif ou non figuratif comme un total non-sens », comme le prouve cette Figure assise de 1944. C’est son travail qui participe à ouvrir la voie à l’expressionnisme abstrait, notamment au dripping de Pollock. Hayter peint en effet à genou au-dessus de sa toile pour obtenir plus de liberté, tandis qu’il met au point un système de seau percé rempli de peinture pour obtenir des compositions aléatoires. En 1948, un article du New Yorkerécrit à son propos : « S. W. Hayter fait partie d’un groupe, petit mais de plus en plus important, constitué de peintres américains […]. Ils ont tous la même façon de peindre qui trouve ses racines dans l’abstraction avec l’utilisation de couleurs expressionnistes. »
Née en 1923 dans le New Jersey, Shirley Jaffe, née Sternstein, s’installe à Paris en 1949 avec son mari, le journaliste et poète Irving Jaffe, titulaire à cette époque du G.I. Bill (qui permet aux soldats démobilisés de financer leurs études et de voyager en Europe). Influencée par Kandinsky, dont elle aime l’intensité du geste, et par Bonnard, dont elle visite la rétrospective au MoMA en 1948, Jaffe ne connaît pas l’expressionnisme abstrait lorsqu’elle quitte New York. C’est donc à Paris qu’elle découvre le travail de Pollock et De Kooning, dont elle va toutefois chercher à s’écarter en trouvant sa propre voie, celle d’une abstraction géométrique qui conserverait le souvenir de la spontanéité, à une époque où le conflit entre l’abstraction « chaude » et « froide » divise les artistes. Jaffe n’est pas la seule artiste américaine à venir vivre en France. La dévaluation du franc face au dollar en 1948 comme la paranoïa anticommuniste qui menace les artistes outre-Atlantique rendent la vie à Paris plus douce qu’aux États-Unis. Mais Shirley Jaffe le paiera cher : « J’étais considérée à Paris comme un sous-produit de l’expressionnisme abstrait, se souviendra l’artiste en 1994. Sam Francis, Riopelle, Joan Mitchell avaient une personnalité très forte. Je n’étais pas intégrée à leur cercle, j’étais plutôt sur les franges. Ma direction était personnelle. J’étais perçue par les peintres comme quelqu’un qui avait des idées intéressantes sur la peinture, mais que l’on ne savait pas trop identifier. » Elle décède en 2016 à Louveciennes, en Île-de-France.
James Bishop s’est éteint le 16 février 2021 à l’hôpital de Dreux, à 93 ans. Il n’aura donc pas vu l’exposition « United States of Abstraction » à laquelle il était associé, à Nantes, son ouverture prévue le 12 février ayant été reportée sine die pour cause de Covid. Quand la plupart des artistes américains débarquent en Europe immédiatement après la guerre, lui fait le voyage en 1957 ; d’abord en Italie, puis en Grèce, avant de s’installer en France. Issu du prestigieux Black Mountain College, il découvre l’œuvre de Matisse en 1961 (ses papiers découpés) et rejoint la Galerie Jean Fournier en 1963 où sont Sam Francis, Simon Hantaï, Joan Mitchell et Shirley Jaffe. D’abord gestuelle, la peinture de Bishop va regarder peu à peu vers le minimalisme et se structurer, sans toutefois jamais perdre de vue la couleur, fondamentale chez l’artiste. Peint en 1961, Water n’est pas sans rappeler Le Cabanon de Jourdan de Cézanne (1906), tableau que l’artiste a vu au Kunsthaus de Zurich lors de ses premiers voyages en Europe.
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Comprendre l’art américain made in France
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°743 du 1 avril 2021, avec le titre suivant : Comprendre l’art américain made in France