De leur rencontre en 1914 à la mort du peintre en 1920, le jeune marchand joue un rôle majeur dans l’œuvre et le succès du peintre. Le Musée de l’Orangerie raconte comment.
Ses tableaux sont reconnaissables entre mille, avec leurs immenses yeux en amande et leurs visages ovoïdes. Les portraits d’Amedeo Modigliani (1884-1920) incarnent la quintessence de la bohème parisienne, et même de la peinture moderne tout court. Qui se douterait donc que le peintre italien a un temps totalement délaissé cette pratique pour s’adonner corps et âme à la sculpture ? S’il reprend les pinceaux, c’est en partie sur les conseils de son nouveau marchand, Paul Guillaume (1891-1934). Pendant la Grande Guerre, le galeriste, conscient que cette production est plus aisée à vendre que les pièces en marbre, et qu’il est plus simple de se procurer des toiles et des couleurs que de la pierre, incite l’artiste à se remettre à la peinture. L’ayant pris sous son aile, Guillaume lui apporte également un soutien financier considérable en lui louant un atelier à Montmartre. Modigliani, qui vient de perdre son principal mécène, le docteur Paul Alexandre parti au front, trouve chez Guillaume un précieux protecteur et promoteur.
Tout jeune marchand, Paul Guillaume a 23 ans à peine quand sa route croise celle de Modigliani par l’intermédiaire d’un ami commun, le poète Max Jacob (1876-1944). Le peintre, à l’époque frappé par une grande précarité, est évidemment soulagé de devenir son protégé. Toutefois, leur relation va bien au-delà de ces considérations économiques puisque l’artiste identifie en Guillaume un véritable visionnaire de l’art moderne. Il immortalise son statut de promoteur ardent des avant-gardes dans un célèbre portrait : Novo Pilota. Le galeriste croqué dans son plus beau costume, élégamment ganté et coiffé d’un chapeau, affiche tous les signes distinctifs du dandy inspiré et engagé. De fait, ce « pilote de la modernité », qui a été cornaqué par le très influent Guillaume Apollinaire, participe aux principaux cercles artistiques et littéraires où se croise le Tout-Paris. Il défend ses artistes à travers des expositions qui feront date, mais aussi dans les colonnes de la revue qu’il fonde (Les Arts à Paris).
Les relations entre les deux hommes outrepassent rapidement la seule sphère professionnelle et ils deviennent de vrais amis. Modigliani scelle cette fraternité sur la toile, en réalisant quatre portraits du galeriste, ainsi que quelques dessins. On ignore s’il s’agit de commandes ou d’hommages spontanés, ou encore d’œuvres à mi-chemin entre les deux. Ce qu’on sait en revanche, c’est que Paul Guillaume les a présentés dans son appartement et sa galerie, conscient de leur impact sur la fabrication de son image de marchand des avant-gardes. Cet autodidacte, d’extraction modeste, que rien ne prédestinait à ouvrir une première galerie à 23 ans dans le prestigieux quartier de l’Élysée, est en effet un fin communicant. Il comprend très rapidement le potentiel des moyens de communication modernes pour se faire connaître, ainsi que ses poulains. Il est par exemple le premier à faire réaliser des reportages filmés de ses expositions d’art contemporain et l’un des pionniers dans l’utilisation de l’art tout neuf de la réclame.
La relation de confiance qui se tisse entre l’artiste et son marchand influence aussi inévitablement la production de Modigliani. Impressionné par la réussite et le dynamisme de son galeriste, le peintre suit d’ailleurs de bonne grâce le flair de son mentor. Guillaume saisit instantanément le potentiel très subversif des nus de son peintre attitré, avant même la fameuse exposition du scandale organisée en 1917 chez Berthe Weill, qui sera censurée. Il demande donc à Modigliani de lui proposer des portraits de jeunes femmes et de personnalités incontournables de la scène parisienne. De leur rencontre à son décès prématuré en 1920, le peintre exécute ainsi plusieurs centaines de tableaux et des dessins. Il s’agit presque exclusivement de portraits. Dans cette farandole de figures, on croise de magnifiques anonymes, mais aussi évidemment les femmes qui ont partagé sa vie, notamment Beatrice Hastings puis Jeanne Hébuterne. « Modi » croque aussi ses collègues, dont Kisling, Brancusi ou encore Rivera.
Galeriste passionné, Guillaume n’en était pas moins un marchand ambitieux et déterminé à faire fortune. Sa gestion des œuvres de Modigliani est d’ailleurs révélatrice de son exceptionnel sens des affaires. Si on peut aujourd’hui admirer cinq tableaux de l’Italien issus de la collection personnelle de Guillaume dans son fonds réuni au Musée de l’Orangerie, on estime en réalité que plus d’une centaine de toiles, une cinquantaine de dessins et une dizaine de sculptures de Modigliani seraient passées entre les mains du marchand. Il vend à la fois des œuvres tout droit sorties de l’atelier, mais aussi des pièces venant du second marché en les rachetant auprès de collectionneurs ou d’autres galeristes, notamment de Léopold Zborowski, l’autre marchand de « Modi ». Mécène du peintre, il a aussi su tirer parti de leur proximité en entretenant sa cote. Son rôle a ainsi été déterminant dans la construction de sa renommée en France comme à l’étranger puisqu’il a très tôt vendu ses tableaux aux États-Unis, notamment à Albert Barnes.
Mus par un même amour de la peinture moderne, Amedeo et Paul partagent aussi une autre passion dévorante pour l’art que l’on nomme alors « nègre ». Les avant-gardes s’enthousiasment à l’époque pour les statuettes africaines et océaniennes, et le galeriste joue un rôle décisif dans la diffusion de ces objets. En marge de son activité marchande, il les prête en effet régulièrement aux artistes afin qu’ils puissent les étudier. Il est aussi le premier à les exposer comme de véritables œuvres d’art en les faisant socler de manière très soignée, et à écrire abondamment sur ces pièces. Véritable pionnier, il sera même le premier à franchir le cap et à organiser dans sa galerie des expositions faisant dialoguer peinture et sculpture contemporaines avec l’art extra-occidental. La ressemblance entre les visages de Modigliani et certains masques est d’ailleurs on ne peut plus frappante. Le dessin très stylisé des nez et des yeux atteste d’un contact régulier avec les objets de la collection de Guillaume.
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Comment Paul Guillaume a lancé Modigliani
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°767 du 1 septembre 2023, avec le titre suivant : Comment Paul Guillaume a lancé Modigliani