Sculpture

Comment j’ai tué mon père

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 17 mars 2009 - 679 mots

Maître absolu, Auguste Rodin a vu ses héritiers batailler pour s’émanciper de son autorité. Démonstration au Musée d’Orsay.

PARIS - Artiste dominateur de réputation internationale, patriarche vieillissant mais respecté, Auguste Rodin était, au début du XXe siècle, le maître absolu de la sculpture moderne. Ses corps fiévreux ont encouragé plus d’une carrière. Le monarque se devait cependant d’être détrôné, ou en tout cas bousculé.
Nous sommes dans le Paris d’avant la Première Guerre mondiale, et Rodin est alors le dénominateur commun d’une foule de jeunes sculpteurs venus en pèlerinage depuis les quatre coins de l’Europe. Paralysés devant une telle suprématie, ces artistes n’ont d’autre choix que de tuer le père Rodin. Pour se démarquer, apporter leur pierre à l’édifice, ouvrir de nouvelles perspectives, respirer librement. Comme le démontre « Oublier Rodin ? », présentée au Musée d’Orsay, à Paris, si les cheminements sont multiples, l’objectif reste identique : se défaire de l’expression pour retrouver la forme.

Projet perturbé
Organisée à l’aide de prêts exclusifs provenant du Musée Wilhelm-Lehmbruck de Duisbourg (lire l’encadré), l’exposition offre un regard pourtant biaisé sur ce foisonnement de propositions alternatives. Forcée d’abandonner son projet monographique en cours de route, car se révélant trop coûteux et trop lourd à organiser, la commissaire Catherine Chevillot s’est repliée sur le sujet plus large de « l’après-Rodin », se concentrant sur la période 1905-1914. Près d’un tiers des œuvres présentées sont, au final, dues au sculpteur allemand Wilhelm Lehmbruck, décédé à l’âge de 38 ans, tant et si bien que la démonstration oscille entre deux objets : l’affrontement entre Rodin et Lehmbruck d’une part ; la naissance de la nouvelle sculpture d’autre part. Le parcours thématique n’en perd pas pour autant en didactisme, et chacun des grands axes développés dissout l’habituelle dichotomie appliquée par l’histoire de l’art, opposant le retour à l’ordre mené par Maillol à la nouvelle sculpture initiée par Brancusi. Particulièrement représentative de cette volonté commune à la nouvelle génération de repenser la sculpture, la salle consacrée aux reliefs illustre à merveille la diversité de chacun (avec la synthèse géométrique de Raymond Duchamp-Villon, l’abstraction de Jacob Epstein, les arabesques d’Elie Nadelman…). Nul risque pour ces artistes d’inspirer la même méfiance que L’Âge d’Airain de Rodin en 1877 – le jeune sculpteur avait alors été soupçonné d’avoir moulé le corps d’un jeune homme pour achever le réalisme de sa statue. Si le corps humain est toujours au cœur des représentations, les peaux retrouvent ici le grain lisse et sans défauts de l’ère antique. Tandis que les volumes épurés récitent la leçon cézannienne (« traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône ») et que l’unité architectonique est à l’ordre du jour (« La sculpture c’est de l’architecture, l’équilibre des masses, une composition avec du goût », disait Maillol). Les sentiments exacerbés sont apaisés, bien que pour une courte durée… Dans une salle glaçante où les cimaises citent les écrits tourmentés de Lehmbruck, révolté par la guerre qui l’entoure, le Jeune homme assis (1916-1917) semble avoir été abandonné par la mère de la Pietà adjacente, et la figure agenouillée du Prostré (1915) est une réponse résignée et superbement stylisée à l’Ugolin (1906) affamé de Rodin.

Lehmbruck chez lui

Wilhelm Lehmbruck, le plus important sculpteur de l’âge classique en Allemagne, dispose d’un musée dans sa ville natale de Duisbourg (Rhénanie du Nord-Westphalie). La cité avait réussi en 1964 à obtenir un prêt de la famille de l’artiste – mais non formalisé contractuellement – au moment où s’ouvrait le Musée Lehmbruck, construit par le propre fils du sculpteur, l’architecte Manfred Lehmbruck. En 2005, les héritiers ont souhaité vendre cet ensemble. Après quatre années de mobilisation, la transaction a finalement pu être conclue en décembre grâce à un partenariat public-privé, pour un montant total de 15 millions d’euros. À côté de ce fonds exceptionnel, le musée est un centre international de sculpture. Dans ses espaces de verre et de béton, mais aussi dans le jardin qui l’entoure, l’institution présente des œuvres de Serra, Brancusi, Karavan, Merz, Arp, Chillida, César, Tinguely…

Philippe Régnier

Stiftung Wilhelm-Lehmbruck Museum — Zentrum Internationaler Skulptur, Duisbourg, www.duisburg.de/micro2/lehmbruck

OUBLIER RODIN ? LA SCULPTURE À PARIS, 1905-1914, jusqu’au 31 mai, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr, tlj sauf lundi, 9h30-18h, 9h30-21h45 le jeudi. Catalogue, coéd. Musée d’Orsay/ Fundación Mapfre/Hazan, 328 p., 240 ill. coul., 42 euros, ISBN 978-2-754-103978.

OUBLIER RODIN ?
Commissaire générale : Catherine Chevillot, conservatrice en chef au Musée d’Orsay
Œuvres : 122 sculptures, œuvres sur papier et huiles sur toile (dont 8 Rodin et 38 Lehmbruck)
Scénographie : Agence NC
Itinérance : L’exposition sera présentée à la Fundación Mapfre, à Madrid, du 23 juin au 4 octobre.
À savoir : Cette exposition est présentée dans le cadre de la saison « Artention France-Nordrhein-Westfalen 2008/2009 » et bénéficie du soutien du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°299 du 20 mars 2009, avec le titre suivant : Comment j’ai tué mon père

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