Au Victoria & Albert Museum de Londres, une intelligente exposition confronte le design des années 1945 à 1970 aux idéologies politiques en place durant cette période. Ou comment le Spoutnik et les décors de Kubrick ont pris part à la guerre froide…
Le design au temps de la guerre froide : tel est le sujet, pour le moins alléchant, que propose le Victoria & Albert Museum de Londres à travers cette vaste exposition intitulée « Cold War Modern : Design 1945-1970 ». L’objectif est de montrer comment les deux superpuissances issues de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS et les États-Unis, ont transposé les enjeux de ladite guerre froide dans divers domaines comme le design, les arts décoratifs, l’architecture ou le cinéma. Sont ainsi exposées près de trois cents pièces emblématiques, datant de 1945 jusqu’au début des années 1970 et en provenance du monde entier : meubles, objets, maquettes, affiches, peintures ou encore sculptures. La démonstration est séduisante.
Dès 1945, en fait, et le début de leur course effrénée à l’armement, les deux blocs de l’Est et de l’Ouest entament en parallèle une bataille sur le plan esthétique. L’enjeu n’est pas mince : il s’agit d’élargir sa sphère d’influence en imposant sa propre vision de la modernité. Tous les moyens sont bons.
L’impact de la menace d’une guerre atomique sur la création
Une ville en particulier devient le symbole de cette « guerre froide culturelle » : Berlin, cité alors partagée entre les quatre puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale. À l’entrée de l’exposition d’ailleurs, un panneau donne le ton : « Vous sortez du secteur américain. » On l’aura compris, la ville sert de vitrine à la propagande des deux camps.
À l’Est, l’heure est au réalisme socialiste. En témoigne cette tapisserie des Polonais Zdzislaw Glowacki et Aleksander Kromer sur le thème de la reconstruction de Varsovie. À l’Ouest, en revanche, l’abstraction l’emporte. Ainsi, cette lithographie du graphiste helvète Max Bill intitulée Les États-Unis construisent. D’un côté, surgissent le long de la Stalinallee les monumentaux Palais des travailleurs. De l’autre, la fine fleur de l’architecture moderne – Le Corbusier, Alvar Aalto, Arne Jacobsen, Oscar Niemeyer, Walter Gropius… – conçoit « Interbau », collection d’édifices simulant « la ville de demain ». Sur deux écrans disposés en vis-à-vis sont projetés des films de propagande d’époque, en noir et blanc, sur les réalisations des deux camps. Le choc est frontal.
Paradoxe : cette vie « moderne » paraît autant promise à l’utopie qu’à la catastrophe et l’optimisme le dispute à la menace. La bombe atomique lâchée par les Américains sur le Japon est encore dans toutes les têtes et, dès 1949, les deux blocs disposent d’un arsenal suffisant pour s’annihiler l’un l’autre.
Artistes et designers sont à la fois fascinés et perturbés par cet avènement de l’âge atomique. L’Italien Enrico Baj, fondateur du Mouvement nucléaire, édite le Boom ! Manifesto ou « manifeste du boom ». Extraits : « Les têtes des hommes sont emplies d’explosifs. Chaque atome est sur le point d’exploser. Les nouvelles formes des hommes sont celles de l’univers atomique (…) »
Pas étonnant alors de découvrir des projets d’abris antiatomiques, comme celui signé Paul Laszlo (Abri pour la résidence Hertz), ou la basilique La Sainte-Baume imaginée par Le Corbusier et Édouard Trouin, littéralement enterrée dans la montagne. Protection encore, mais cette fois à l’échelle du mobilier, avec l’apparition de sièges enveloppants, tel le fauteuil Womb d’Eero Saarinen.
Technologie et modernisme, deux « armes » de pointe
Cette période de l’après-guerre est surtout placée sous le signe d’une accélération de la recherche technologique (lire encadré p. 53). Les manufactures d’armement, elles, se recyclent dans le véhicule utilitaire. Les usines Messerschmitt, par exemple, produisent le Kabinenroller KR200 conçu par Fritz Fend, minuscule et amusante voiture à trois roues (voir p. 47). L’Italien Corradino D’Ascanio, lui, dessine la Vespa, un deux-roues inspiré par les scooters qu’utilisaient les parachutistes américains pendant la guerre.
À l’Est, rares sont les exemples de résistance au réalisme socialiste. Exception à la règle : le collectif d’artistes et d’architectes Exat 51, basé à Zagreb (Yougoslavie). On peut voir, ici, son étonnante production, dont le Pavillon yougoslave de Vjenceslav Richter pour l’Exposition universelle de 1958, à Bruxelles.
L’événement majeur de la guerre froide est assurément la course à l’espace. Les Russes tirent les premiers, le 4 octobre 1957, en lançant Spoutnik, premier satellite au monde à tourner en orbite autour de la Terre et, quatre ans plus tard, envoient dans l’espace un homme, Youri Gagarine. Les Américains répliquent en 1969 en posant le vaisseau Apollo 11 sur la Lune. La compétition spatiale a lieu non seulement dans le ciel, mais au sol aussi. Les hautes tours de télécommunications y poussent comme des champignons et les architectes installent les bâtiments en suspension au-dessus des villes existantes, tels la Plug-in City de Peter Cook, le Cluster in the Air d’Arata Isozaki ou la Futurist City de Frei Otto.
Chaque camp croit dur comme fer en « sa » propre modernité. Le plus étonnant est de constater que, de chaque côté du rideau de fer, les recherches prennent peu ou prou les mêmes directions. À la fin des années 1950, le bloc Est adoptera même quelques traits de son alter ego de l’Ouest. En témoigne le Palais des pionniers, construit par Vladimir Kubasov, à Moscou. De son côté, l’Allemand de l’Est Walter Ende dessine un superbe coupé, le P70, avec une carrosserie entièrement en Duroplast – un plastique. Un comble : c’est la première voiture de sport de luxe socialiste !
En 1962, Dmitri Chostakovitch compose la comédie musicale Cheremushki (« Quartier des Cerises ») : on y voit un couple radieux danser dans un logement truffé de mobilier dernier cri, promesse évidente d’une domesticité moderne sous l’ère Kroutchev. En filigrane, il faut y lire aussi une critique envers les privilégiés de la Nomenklatura…
1949
L’URSS dispose de la bombe A et les USA de la bombe H. Les deux « blocs » sont en place.
1950-1954
Maccarthysme aux États-Unis. Grand procès dans les pays de l’Est.
1953
Mort de Staline.
1957
Les Russes envoient la chienne Laïka dans l’espace.
1959
Visite de Nixon à l’exposition américaine de Moscou. Son entretien avec Kroutchev est appelé le Kitchen Debate.
1961
Construction du Mur de Berlin.
1962
Crise des missiles de Cuba.
1963
Kennedy est assassiné.
1964
Engagement des USA au Vietnam.
1968
Nixon devient président. 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.
1969
Les Américains marchent sur la Lune.
1985
Arrivée de Gorbatchev au pouvoir, début de de la Perestroïka (restructuration).
1989
Chute du mur de Berlin.
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Cold War - Un bouillon de création
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°608 du 1 décembre 2008, avec le titre suivant : Cold War - Un bouillon de création