Afflux record de nouvelles publications pour la rétrospective Cézanne : près de quarante livres, six hors séries, trois CD-Rom viennent s’ajouter à une littérature déjà abondante. Vingt-trois éditeurs différents, plus de 5 000 pages, près de 4 000 illustrations et des millions de mots pour plus de 5 000 F.
Avec l’opération "Mai du livre d’art", les éditeurs voulaient sortir du carcan saisonnier qui concentre les ventes à Noël et prouver que la diversité et l’éclectisme de la production sont les conditions essentielles d’un regain d’intérêt. En ferraillant, il y a quelque temps, contre la Réunion des musées nationaux et ses avantages, qui créent, selon eux, les conditions d’une concurrence déloyale, ils entendaient préserver leur indépendance et leur spécificité.
À rebours de ces deux initiatives, l’absurde avalanche de livres consacrés à Cézanne montre à quel point ils restent désespérément tributaires des événements. Les ventes se concentrent sur une exposition qui occulte les autres, mais surtout, ce sont les musées qui prescrivent plus que jamais leur politique éditoriale. La société de communication fait du livre un pur produit dérivé.
Un curieux concours de beauté
On ne peut produire qu’une seule circonstance atténuante : l’exposition Cézanne marque sans doute un tournant dans l’évolution de la politique d’exposition, et donc dans celle de l’édition. On admettra alors qu’il fallait profiter de l’occasion pour effectuer un test grandeur nature et ainsi ajuster au mieux les collections à la demande du public.
Le programme des éditions Flammarion accrédite cette hypothèse : la maison de la rue Racine publie à elle seule cinq ouvrages. Directrice de la librairie du Grand Palais, d’où partent en moyenne 14 000 volumes par trimestre, Anne Etchegoyen reste sceptique devant une telle surproduction, qui condamne à un destin funeste une grande partie de ces ouvrages. Cette expérience de marketing in vivo présente de grands risques, mais surtout, rend patent le désarroi des éditeurs qui se précipitent dans le même ravin avec bonhomie et désinvolture.
D’un point de vue historiographique, les travaux de John Rewald font autorité (Flammarion, 272 p., 295 F), et il est peu de choses qu’on puisse y ajouter (son catalogue raisonné, mis à jour par son assistante Jane Warman avec la collaboration de Walter Feilchenfeldt, sera publié chez Abrams dans le courant de l’année prochaine). De l’aveu même de Françoise Cachin, le catalogue publié par la RMN ne contiendra pas d’éléments nouveaux (520 p., 350 F.). À quelques exceptions près, c’est donc le triomphe de la compilation plus ou moins docte qui prévaut, la différence ne portant que sur l’emballage ou le niveau de lecture.
Cézanne sauvé des eaux
Philippe Dagen adopte un sage parti pris, qui consiste à ignorer la glose et à restituer une image de Cézanne qui soit de première main (Flammarion, 160 p., 98 F). Plus limité en apparence mais très ambitieux, le petit livre provocateur de Jean-Claude Lebensztejn, intitulé les Couilles de Cézanne, remet le peintre en perspective dans notre temps (Séguier, 96 p., 68 F).
Pour une vision plus ample, on se reportera au livre de Richard Schiff (Flammarion, 272 p., 295 F), qui envisage l’œuvre du peintre sous l’angle de la fin de l’Impressionnisme. L’amour des lettres et la méfiance vis-à-vis des discours universitaires feront porter la main sur le Paradis de Cézanne de Philippe Sollers (Gallimard, 180 p., 250 F). La Correspondance que rééditent les éditions Grasset (125 F) est évidemment indispensable : on y découvre le peintre tel qu’en lui-même, acariâtre, parfois violent mais toujours juste. Macula réédite les Conversations avec Cézanne, qui constituent elles aussi un document irremplaçable (238 p., 100 F).
Doit-on encore mentionner les ouvrages de pure opportunité, qui collationnent recettes de cuisine ou parcours touristiques en Provence ? Ou encore les synthèses rapides qui accumulent les reproductions en couleurs et les clichés d’une vulgate désarmante ? Il y a, si l’on veut, encore moins bien mais c’est plus cher : les CD-Rom, dont les seules vertus économiques garantissent le destin. Les éditions Hazan vendent à prix coûtant un livre et un CD sous une même jaquette (350 F.), et la RMN s’associe avec Télérama et propose un hors série et un disque pour 295 F.
On ne saurait raisonnablement prétendre critiquer ces fruits de la technologie, qui empruntent plus à la télévision qu’au livre et entendent seulement hypnotiser l’acheteur. Il serait bon que, dans un proche futur, on y joigne sous le même emballage quelques plaquettes d’anti-dépresseurs, toujours à prix coûtant, de sorte qu’ils s’assurent une position inexpugnable dans la pharmacopée du décervelage.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Cézanne en mille feuilles
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°18 du 1 octobre 1995, avec le titre suivant : Cézanne en mille feuilles