Deux cents œuvres placées sous l’emblème de Costante uomo de Fausto Melotti. Parcours historique qui refuse d’en être un, développement théorique qui récuse les discours, « Voici » est traversée de paradoxes dont Thierry de Duve semble s’être délecté. Mais sa jubilation
est-elle réellement communicative ?
BRUXELLES - Dans le grand hall du Palais des beaux-arts des sculptures-objets, de L’Âge d’airain de Rodin à Münster de Bernd Lohaus, sont rassemblés à l’intérieur d’un périmètre clôturé. D’emblée une question s’impose : quel sens donner à ces associations qui, jusqu’à l’absence, mettent en exergue l’idée de présence humaine ? Dans les escaliers, la Basa magica de Manzoni répond à une reconstitution de la Roue de bicyclette de Duchamp. Avant même de s’ouvrir sur une vidéo de Michael Snow réalisée pour l’exposition, “Voici” apparaît comme une accumulation foisonnante et paradoxale.
Pour Thierry de Duve, concepteur de l’exposition, il s’agit d’affirmer l’immédiateté d’une présence. Selon lui, l’œuvre, dans son immanence irréductible, accueille le visiteur en disant “Me voici” et en se présentant à lui. Sans doute faut-il voir ici quelque chose comme un vestige de la pensée greenbergienne qui a tellement inspiré de Duve. Si elle est difficilement accessible sous la forme visuelle de l’exposition, l’intention s’éclaire à la lecture du catalogue. Articulé en trois sections, ce dernier s’attache à la mise en situation de l’œuvre contemporaine à partir du cadre, du socle et du lieu qui l’accueillent (“Me Voici”). Affirmée comme présence, l’œuvre attend le regarde qui l’animera. “Vous Voici” met en situation le spectateur face à l’œuvre. La fusion des deux entités ainsi définies conduit à “Nous voici” qui fait de l’œuvre un témoignage – critique ou simplement documentaire – de la relation que l’homme, individuel ou collectif, entretient avec le monde.
Une histoire sans discours
Les paradoxes sont nombreux. Mot présentoir, “Voici” se veut une invitation au regard, libéré de l’autorité du discours et de la tyrannie de l’institution. Telle que proposée, l’exposition semble évoquer l’ambitieux projet de la Mnémosyne d’Aby Warburg. Une histoire sans discours dont le sens surgirait de la mise en espace. L’exposition va dans ce sens, mais sans que la maîtrise de ce discours visuel soit toujours convaincante : nombres de rapprochements reposent sur une similitude de forme – Juan Miró et Rosemarie Trockel – ou de thème – quel lien réel entre le miroir de Spilliaert et les Vier Glasscheiben de Richter ? – souvent gratuite.
Pourtant cette théorie jugée tyrannique face à la sincérité du regard n’est pas absente du propos. Au contraire, elle en a suscité le projet et en a nourri le discours. Sous la plume de Thierry de Duve deux traditions trouvent leur légitimité. La première, placée sous le signe de Manet, conduit à cette littéralité de la peinture érigée en dogme par Greenberg. Elle conduit à l’abstraction. Mieux, à une certaine abstraction nourrie par un désir d’universalité par l’idée. De Duve consacre dans cette non-figuration une présence qui évacue le geste. Sauf si ce dernier prend pour support l’objet (Schwitters, Heims ou Arman). Aux yeux de De Duve, la modernité de l’abstraction réside dans l’“autoréférentialité”. Celle-ci ouvre la voie à une réflexion sur les limites du médium. Retour à Greenberg “l’abstraction est un renoncement” (p. 158). Exit dès lors ceux qui en firent un lieu d’élargissement de la sensibilité. De Kandinsky à Dubuffet en passant par l’Action Painting ou Cobra, cette conception de l’art n’est pas représentée. La seconde tradition, née avec Duchamp, s’attache à ce que le commissaire de l’exposition définit comme celle des “présentateurs”. C’est-à-dire à une mise en situation de la pensée qui conduit à des stratégies qui avec Broodthaers ou Michael Snow sont définies comme des “présentifications”. La modernité prend ici une autre signification. Celle du nominalisme auquel de Duve a consacré une excellente étude et qui refleurit dans “Voici” sous le signe de la deuxième personne : le modernisme a rompu le discours à la troisième personne – auquel Picasso reste fidèle pour s’adresser au spectateur, lui montrer les mécanismes qui l’impliquent dans la présence de l’œuvre désormais sociologique. L’a priori impose ses exclusives. Ainsi, le Surréalisme disparaît-il du parcours s’il ne pratique pas l’abstraction quintessenciée (seul Miró survit) ou s’il ne met pas en abyme la présence linguistique de l’image (et Magritte surnage). Ces partis pris sont respectables. Mieux, ils sont riches d’enseignement. Le catalogue offre ainsi nombre de passages intéressants sur l’indifférence de Broodthaers, le présent selon Snow ou l’hermétisme de Picasso. Ces choix posent toutefois problème car ils restaurent cet a priori théorique que la préface du catalogue qualifiait presque de terrorisme. Que reste-t-il de l’instantanéité du regard si celui-ci est ainsi formaté par une théorie qui s’impose dictatoriale aussitôt que l’exposition n’est plus vue dans la succession des pièces, mais dans la relation singulière à l’œuvre ? Au sortir de l’exposition, comme au terme de la lecture de l’épais catalogue, on ne peut s’empêcher de douter de l’intention inscrite dans le titre. “Voici” relevait d’un acte de monstration silencieux. Celui-ci s’épuise en bavardages.
Un parcours grand public ?
Présentée comme l’exposition majeure de Bruxelles 2000, la manifestation se situe, près d’un demi-siècle plus tard, dans le prolongement de “Cinquante ans d’art moderne”, présenté à l’Expo universelle de 1958. “Exposition qui s’adresse au grand public”, “Voici” déconcerte. Bien sûr, il ne pouvait être question de couvrir le siècle de façon panoramique. “L’échantillon” proposé, reste le fruit d’une vision personnelle qui résume l’ensemble d’une œuvre essentiellement théorique et, donc, difficile d’accès. L’appel au grand public paraîtra surprenant sitôt qu’il s’agit de confronter “l’homme du commun” aux œuvres de Duchamp, Manzoni, Nauman ou Felix Gonzalez-Torres. Sans parler des réalisations de Sylvie Blocher, Dan Graham et Michael Snow commandées pour “Voici”. Il n’est pas question de mettre ici en cause la qualité des œuvres présentées – même si la sélection se révèle parfois inégale tant pour les contemporains que pour les “anciens” – mais de s’interroger sur l’accessibilité de ce qui ne relève plus de l’œuvre classique, mais de la “proposition” intellectuelle convoquant la sociologie, la philosophie, la théologie, la psychanalyse ou la linguistique. L’art a-t-il pour vocation d’être accessible ? Sans y paraître, la dernière section de l’exposition tendrait à l’affirmer puisque, comme le dit le catalogue, “les œuvres témoignent de ce que nous, les humains, avons en commun”. Pourtant, Thierry de Duve lui-même n’est pas dupe de la fausse évidence qu’il met en place. Sans maîtrise du discours ni de l’appareil théorique, l’accès à l’œuvre contemporaine reste fragile. Pour y pallier, le théoricien doit faire appel à ce que Mallarmé nommait “la magie de la voix”. Alors que l’œuvre semble lointaine, la sensation de la proximité s’y reconstitue dans l’illusion d’une présence annoncée “simple et vivante” (ce qu’elle est effectivement). L’audioguide permettra à chacun d’entendre Thierry de Duve traduire la vision de Thierry de Duve, et dire :“Je vous souhaite bien du plaisir.”
- VOICI, jusqu’au 28 janvier, Palais des beaux-arts de Bruxelles, 23 rue Ravenstein, 1000 Bruxelles, ouvert tlj sauf le lundi de 10h-18h, vendredi 18h-21h, tél. 32 (0)2 507 84 68. http://www.expovoici.org
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Bruxelles : voilà « Voici »
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Abonnez-vous dès 1 €« Voici » dans la presse. Bénéficiant d’une campagne de presse bien orchestrée, le vernissage de « Voici » a constitué un événement. Si la presse belge, dans son ensemble, n’a pas été au-delà des articles spécialisés, La Libre Belgique du 23 novembre n’a pas hésité à lui consacrer ses pages 2 et 3. Les avis sont d’autant plus partagés qu’on s’éloigne de la presse spécialisée ou des pages artistiques des quotidiens. Tout en rendant hommage à la réflexion de Thierry de Duve certains, telle Danielle Gillemont dans Le Soir, regrettent le manque de « présence de cette intensité qui fait les grandes expositions. [« Voici »] souffre de creux, de vides, de temps morts ». D’autres comme Claude Lorent, dans La Libre Belgique, salue avec enthousiasme l’audace d’une mise en situation qui fait des œuvres une « source de plaisirs, ce sentiment intense et varié que l’on a honni un temps en l’opposant à la seule idée toute puissante ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°117 du 15 décembre 2000, avec le titre suivant : Bruxelles : voilà « Voici »