Peintre, graveur, sculpteur, illustrateur et décorateur, Boutet de Monvel méprisa tous les courants artistiques de son époque. Et s’il connut la gloire, son étiquette de peintre mondain ne le quitta jamais. A (re)découvrir à la Mona Bismarck Foundation et à la galerie du Passage.
Le sort s’acharna sur lui. Bernard Boutet de Monvel eut le malheur de naître en 1881, la même année que Fernand Léger et Picasso. La postérité ne pardonne pas à un peintre né cette année-là d’avoir dédaigné le cubisme et tous les « ismes » qu’offrait le siècle naissant. Autre malheur, qui apparaît presque comme une négligence, tant sa vie semble avoir été réglée avec la précision qu’il mettait à nouer ses cravates : Boutet meurt en 1949 dans un accident d’avion au-dessus des Açores. Accident entré dans la légende car Marcel Cerdan y perd aussi la vie. Dans cette tragédie, le boxeur vole la vedette au peintre. C’est le début d’un long purgatoire. Mises à part ces deux dates fatidiques, la biographie de Bernard Boutet de Monvel n’est qu’une suite de succès, une réussite presque nauséeuse dans sa perfection. Le nom de Monvel, qui sonne si bien, a, de plus, une histoire romanesque. C’est à l’origine un pseudonyme, celui de son ancêtre François Boutet, musicien ordinaire du roi de Pologne en exil, Stanislas Leczinsky. Le fils de François, l’acteur Jacques-Marie Boutet, en fera son nom de théâtre. Contraint à l’exil par ses mœurs, le « grand Monvel » poursuivra sa carrière pendant quelques années à la cour de Gustave III de Suède, réputé plus indulgent sur ce chapitre. C’est à Maurice, père de Bernard, qu’il revient d’orienter vers la peinture un nom déjà artistiquement prédisposé. Artiste de talent, il connut la célébrité grâce à ses portraits d’enfants pleins de fraîcheur et à ses illustrations de livres délicieusement archaïques. Bernard apprend de lui la rigoureuse technique du dessin, avant de poursuivre sa formation à l’Académie libre de Luc-Olivier Merson. Vers 1900, Bernard est un artiste accompli : il maîtrise fermement toutes les techniques et tous les styles. Et déjà, tout lui réussit. Tel Hercule à la croisée des chemins, entre le Vice et la Vertu, le jeune artiste semble hésiter. Il choisira la facilité, la mondanité. Il accepte ses premières commandes de portraits, se fait remarquer au Salon. En 1910, Apollinaire le cite en passant, dans un article. Après une allusion flatteuse aux « admirables gravures où Callot représentait les nobles de la Lorraine », le couperet tombe : « Ce monsieur chic, place de la Concorde, ce Joueur de polo ne sont que de prétentieuses caricatures ». Boutet est introduit dans le cercle de Paul Poiret, il donne de spirituelles vignettes à des journaux et revues comme la luxueuse Gazette du Bon Ton. Alors que la Première Guerre mondiale menace, Boutet de Monvel se livre à un autodafé dans son atelier : « Grand massacre de vieilles saletés », écrit-il dans ses souvenirs. Engagé dans les bombardiers, le dandy bambocheur se conduit en brave. Pendant ce temps, l’artiste lui aussi mûrit. Débarquant à Rabat en 1917, il est frappé par l’harmonie blanche de la ville. Lyautey l’encourage à reprendre ses pinceaux. Boutet entreprend une très belle série d’études à l’huile. L’étagement cubiste des petites maisons de la médina de Fès, blondes et grises sous un ciel de lavande, les plis sculpturaux des lourds costumes de laine, les cactus qui déroulent en frise régulière leurs étranges raquettes vertes révolutionnent sa manière de peindre : il voit large, par plans simples, inscrit le feuillage des grands palmiers dans un cercle parfait, maçonne ses tableaux à larges coups de pinceau ou de couteau, décline toute la gamme subtile des gris. Selon une technique qu’il utilisera toute sa vie, Boutet photographie d’abord son sujet, puis met au carreau cette prise de vue pour en agrandir plus aisément le motif sur la toile. Au cours de cette opération, il élimine tout détail superflu. La lumière aveuglante du soleil marocain chasse les miasmes de Paris. Sa peinture y gagne une force nouvelle, Boutet en a conscience. Il décrira plus tard le Maroc comme « l’un des plus beaux pays du monde, auquel je dois la meilleure partie de mon œuvre ». En attendant, il fait venir de son atelier parisien des toiles déjà peintes et les recouvre d’un enduit rugueux avant de les réutiliser. Unique dans la carrière de l’artiste, ce recyclage prend valeur de symbole : le nouveau Boutet recouvre l’ancien, tout juste bon à donner du « grain » à ses tableaux marocains. Jamais il n’a été aussi sincèrement peintre. De retour à Paris, il retourne à son imagerie mondaine, tempérée toutefois par les acquis marocains : rigueur géométrique, couleurs sourdes. Il peint des panneaux décoratifs pour de luxueux intérieurs d’un style Art Déco bien tempéré, aménagés par la Compagnie des Arts français de Süe et Mare. Les commanditaires en sont la princesse de Faucigny-Lucinge, Jane Renouardt, Jean Patou. Il aménage avec Süe et Mare son propre hôtel particulier, d’une élégante sobriété néoclassique (L’Œil n°513). Ses gravures de cette époque montrent des personnages tracés à la règle et au compas, avec une précision de scalpel. Symptomatiquement, lorsqu’il peint les Attributs de l’artiste pour orner la bibliothèque de sa propre maison, il représente un T, une règle en bois et un compas. A l’arrière-plan, la palette reste vierge de toute trace de couleur. Dans des études de géométrie pure, il récapitule les formes parfaites qui inspireront ses compositions : double carré, triangle égyptien, triangles isocèles opposés par le sommet. On songe aux recherches de Jacques Villon, inspirateur en 1911 du groupe de la Section d’or, à sa tentative de réconcilier cubisme et figuration dans une réduction géométrique de la réalité. Graveur virtuose comme Boutet, Villon a débuté sa carrière par des illustrations de journaux d’un style 1900 revigoré. Mais le parallèle s’arrête là. Malgré une nette prédisposition au formalisme, Boutet ne franchira jamais le pas. Dans une illustration intitulée La Peinture absolue, il se moque du cubisme raffiné de Metzinger ou de Gleizes. Il se réfugie dans un style impeccablement photographique pour peindre son épouse, une jeune, riche et belle héritière chilienne, dans leur intérieur élégant. Jolie femme, jolis meubles, jolis bibelots, jolies fleurs, bientôt un joli bébé : rien ne manque à cette image de félicité domestique, sinon la vie elle-même. Mais en 1920, c’est à sa propre mort que rêve Boutet. Dans Le Dernier carrosse, chevaux, corbillard et lambrequin portent le M de Monvel. Ce sont les funérailles du grand homme, à l’église de la Madeleine, arrivé au faîte de sa carrière mondaine. En 1920, l’artiste sincère qu’il portait en lui est bien mort. Place au gentleman cambrioleur des apparences, place au chic et au fric.
La peinture sous l’influence de la photographie
Pourtant, l’artiste à la mode s’offre en 1926 une seconde chance de rédemption : New York. Pris dans un maelström de fêtes et de mondanités, celui que la presse américaine a surnommé « le plus bel homme d’Europe » trouve tout de même le temps de photographier les gratte-ciel dans une vertigineuse série de clichés dont il tire ensuite des tableaux. Mais la peinture s’amincit, se réfrigère sous l’influence de la photographie qu’elle agrandit textuellement. Confrontée à l’œuvre des précisionnistes américains comme Sheeler ou Demuth, elle échoue à traduire la fascination mortelle qu’inspire cet « enfer sans les flammes ». Elle ressemble déjà à sa reproduction dans Harper’s Bazar : élégante, compétente, creuse. Dans l’ascenseur de la modernité, Boutet de Monvel est resté coincé, quelque part entre Ingres et le cubisme. En est-il conscient ? Il se jette à corps perdu dans la fabrication de portraits de commande que s’arrache à prix d’or une clientèle dorée sur tranche. Il qualifie lui-même ce travail de « prostitution ». Les tarifs sont élevés : 3 000 $ pour une tête, 5 000 $ pour un buste avec fond de paysage, 10 000 $ pour un portrait en pied. Des Etats-Unis où il fait désormais de fréquents séjours, il envoie à sa femme des télégrammes de victoire lorsqu’il a harponné un nouveau client, une « victime », comme il dit. En peinture, ce cynisme fait merveille. Selon un rituel immuable, le modèle est photographié ; le cliché est agrandi dans un dessin soigneusement estompé, qui pourra se monnayer plus tard. Puis le dessin est décalqué sur la toile, rehaussé de « jus » immatériels. Vidée de sa chair et de son sang, la « victime » est prête à affronter la postérité. Elle semble légèrement soucieuse, signe extérieur de préoccupations métaphysiques. Un malaise saisit le spectateur à la vue de ces fascinantes effigies, lisses comme le mensonge : ces sphinx sont sans secret.
« Bernard Boutet de Monvel (1881-1949) », Mona Bismarck Fondation, 34, av. de New York, 75116 Paris, tél. 01 47 23 38 88. Jusqu’au 30 juin
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Boutet de Monvel dans l’enfer de la mondanité
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°527 du 1 juin 2001, avec le titre suivant : Boutet de Monvel dans l’enfer de la mondanité