À l’occasion de l’exposition “Arnold Böcklin (1827-1901), un visionnaire moderne�?, Roland Recht, professeur au Collège de France, revient sur la réception en France de cette étrange peinture.
PARIS - Il a fallu qu’une exposition sur “Le Symbolisme en Europe” fasse connaître jadis au public français six toiles d’Arnold Böcklin pour que l’année suivante – en 1978 – une de ses œuvres entre enfin dans les collections nationales. On peut dire que jusque-là, la réputation de ce peintre était restée confidentielle dans notre pays et son œuvre inconnue du grand public. Pourtant, dès 1886 dans la célèbre Gazette des Beaux-Arts, le poète et critique Jules Laforgue avait su exprimer en quelques traits perspicaces la singularité de Böcklin, cet “étrange maître qui n’est d’aucune école, et qui continue à élaborer ses œuvres solitaires et fantastiques, dignes des retraites du dernier roi de Bavière. (...) On reste stupéfait, poursuit-il, de cette unité dans le rêve, de cet aveuglement dans le fantastique, de ce naturel impeccable dans le surnaturel.” Et dix ans plus tard, le critique suisse Wilhelm Ritter décrétait : “Il y a dans tout Böcklin aussi bien dans sa conception que dans son coloris, des choses que le goût français réprouvera absolument.” Une prophétie qui se réalisera. D’ailleurs, le peintre lui-même l’entendait ainsi : “Je souhaite ne pas être admiré par des Français”, aurait-il déclaré.
Mais cette méconnaissance, lorsqu’il ne s’agit pas d’hostilité, de l’art allemand en France s’étend des romantiques à Beuys, en passant par les expressionnistes. De cette ignorance obstinée témoigne, hélas, l’état de nos collections nationales – celles du Louvre, celles d’Orsay et celles du Musée national d’art moderne.
Mais toute une dimension de l’art de Böcklin a permis une reconnaissance partielle et provisoire du peintre : c’est justement cette part de “surnaturel”, comme le notait Laforgue, qui s’y dévoile au regard des surréalistes. Les toiles du peintre ont fait l’effet d’un choc sur la sensibilité du jeune Giorgio De Chirico, qui les a imitées.
Que doit être la peinture pour Böcklin ? Il répond sans ambages : “Un tableau doit raconter quelque chose, donner à penser au spectateur comme une poésie et lui laisser une impression comme un morceau de musique...” Autrement dit, une peinture qui pense, un art qui cherche à produire des effets réservés en général aux autres arts, le brouillage des limites, quelque chose comme une “œuvre d’art total”. Une “monstruosité” pour Baudelaire, que cette exclusivité allemande de l’“art philosophique” : “Est-ce par une fatalité des décadences, se demandait-t-il, qu’aujourd’hui chaque art manifeste l’envie d’empiéter sur l’art voisin... ?” On pense à Wagner : Böcklin a été considéré parfois comme un Wagner peintre produisant un art théâtral où règne le faux qui lui donne ce caractère d’étrangeté.
Böcklin a commencé par être un grand paysagiste. Il aurait pu n’être que cela et sa place serait déjà éminente. Mais il est allé plus loin : non seulement, il a réintroduit la mythologie dans le paysage, mais ses faunes et ses nymphes subissent un grossissement d’échelle qui les rapprochent du spectateur. Il n’est plus possible alors d’ignorer leurs traits qui sont ceux de nos contemporains. On croyait, au milieu du XIXe siècle, que les dieux avaient définitivement déserté la terre, remplacés par les locomotives et les hauts-fourneaux. Que la nature elle aussi se trouvait ainsi menacée. Que la réconciliation entre l’homme et une lointaine Arcadie était improbable. Les dieux qui hantent les paysages de Böcklin – mi-bêtes, mi-hommes – sont des hommes restés à l’état sauvage ou des créatures animales imitant les hommes. Les néréides et les tritons se livrent, à la surface de la mer, à des jeux nullement ambigus et la nature de leur plaisir est clairement exprimée par les visages. On n’avait jamais montré de si près la lubricité des dieux, ni leur inquiétante humanité. Tous ces ébats scabreux n’auraient jamais été admis de la part d’humains ; et puis les écailles de sirène ou les lambeaux d’écume ourlant les vagues sont exécutés avec une minutie maniaque qui est la caution de vérité donnée à ces orgies marines. Les tableaux de Böcklin ne livrent jamais une vision unique du monde. On est sans cesse tenté par une interprétation, puis telle couleur ou tel objet nous en détournent. Rien n’est jamais conclu. Dans une même toile, le drame côtoie sa parodie. Un sens aigu de l’humour vient saper une savante composition. Des tonalités acides rompent l’accord chromatique. Là où ses contemporains pleinairistes peignent un monde clos sur lui-même, un objet parfait qui suscite le plaisir des yeux et lui seul, Böcklin brise l’harmonie des couleurs et les règles de la convenance par des effets de dissonance. En incluant dans ses toiles la dissonance, parfois la vulgarité tout en poursuivant, apparemment, une tradition picturale qui remontait au classicisme, en mêlant l’irréalité au naturel le plus léché, Böcklin a suscité d’une main ce qu’il récusait de l’autre.
Et puis, ne suffit-il pas d’un tableau pour prendre la mesure de son génie ? Non pas la trop fameuse Île des morts qui, à côté des autoportraits, révèle une des plus extraordinaires volontés d’héroïsation d’un artiste. Mais plutôt le Combat de centaures, dont la sauvagerie primitive et dionysiaque plaisait tant à Nietzsche. Peint en 1870 au lendemain de la guerre, il décrit le déchaînement d’une violence brutale : de même que le Radeau de la Méduse de Géricault et la Mer de glace de Friedrich, le tableau de Böcklin, un des plus beaux de tout le siècle, parle de la nature, de la violence et de la mort.
- ARNOLD BÖCKLIN (1827-1901), UN VISIONNAIRE MODERNE, 2 octobre – 13 janvier 2002, Musée d’Orsay, quai Anatole-France, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, tlj 10h-18h, jeudi 10h-21h45, dimanche 9h-18h.
- UN SIÈCLE D’HOMMAGE À “L’ÎLE DES MORTS�? D’ARNOLD BÖCKLIN, du 13 octobre au 6 janvier 2002, Musée Bossuet – Palais épiscopal, 5 place Charles-de-Gaulle, 77100 Meaux, tél. 01 64 34 84 45, ouvert de 10h à 12h et de 14h à 17h, fermé dimanche, lundi matin, mardi.
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Böcklin et la France : rendez-vous manqué ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°133 du 28 septembre 2001, avec le titre suivant : Böcklin et la France : rendez-vous manqué ?