La Fondation Beyeler consacre une riche rétrospective au peintre, dont les œuvres singulières trahissent une tension qui dérange.
Riehen. Les expositions de Balthus sont peu fréquentes, car la majorité de ses toiles se cachent dans des collections privées. C’est donc en Suisse, le pays que l’artiste a pratiquement adopté, que se trouvent de nombreux collectionneurs de cette œuvre, d’autant que la Fondation Beyeler obtient toujours des prêts exceptionnels. Cette exposition ne déroge pas à la règle et présente quelques-uns des tableaux les plus connus de Balthus.
Ainsi, après une salle qui propose des travaux de jeunesse d’une facture plutôt convenue, le spectateur se trouve face à l’œuvre La Rue, (1933) [voir illustration ci-dessus], un des joyaux du MoMA (Museum of Modern Art à New York). Dans cette scène étrange, située dans une petite rue parisienne, de petites saynètes sont disséminées sur toute la surface. Plusieurs personnages, étrangers les uns aux autres, vaquent à leurs occupations. Un ouvrier en blanc, portant une planche sur son épaule, traverse la rue ; un adolescent marche vers l’avant d’un pas décidé ; une naine joue à la balle ; une femme tient dans ses bras un enfant qui a les traits d’un adulte, un jeune homme saisit une fille contre son gré… Le regard erre sans pouvoir se fixer de façon définitive au vu de cette chorégraphie absurde, faite de gestes machinaux. Aucun récit ne réunit cet ensemble éclaté, cette polyphonie visuelle assemblée dans le même espace. Face à cette image, on pense inévitablement au surréalisme, même si l’artiste n’a jamais appartenu à un groupe. Difficilement classable, Balthus pratique une peinture soignée, à l’opposé du principe du non-fini, propre aux artistes qui participent à la modernité.
À ce propos, il est dommage que les organisateurs n’aient pas profité de la présence à l’exposition d’une toile qui traite le même thème, Passage du Commerce-Saint-André (1952-1954). L’écart temporel important entre les deux œuvres permet de constater clairement l’évolution stylistique de Balthus, vers un certain classicisme. Le défaut d’un parti pris essentiellement chronologique est qu’il ne permet pas ce type de comparaisons visuelles, parfois harmonieuses, parfois dissonantes, mais jamais neutres. Pourtant, en suivant les différentes sections – « Provocation et transgression », « Représentation et intimité » – on croise d’autres œuvres de grande qualité. Ainsi, dans LesEnfants Blanchard (1937) ou La Partie de cartes (1948-1950), les formes humaines, que l’artiste synthétise en simplifiant, sont définies par une géométrie qui plie et casse le corps en le rigidifiant. On assiste à « une pantomime qui transforme le vivant en mécanique » affirme Jean Clair (Balthus. Catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999). Chaque modèle n’est choisi que comme le « support » d’un affect précis, et non pas en vue de la représentation d’un être particulier. Plus qu’un sujet, il est objet, prétexte, artefact. Cette manière de transformer la chair, d’aller de l’organique vers le minéral, met en évidence toute la violence contenue exercée par Balthus. Violence surtout visible avec La Partie de cartes, cette scène dans laquelle les deux joueurs qui s’affrontent, séparés par la table, dégagent une tension insupportable.
Ailleurs, les corps s’animent. Ce sont ceux de jeunes filles tout juste pubères qui ont contribué au succès de Balthus, mais qui ont également forgé sa réputation sulfureuse. Un de ces « objets du délit », Thérèse rêvant, 1938, venant du Metropolitan Museum of Art de New York, a fait scandale. L’œuvre montre une adolescente, étendue sur une chaise, laissant entrevoir l’intérieur de sa cuisse et un fragment de sa culotte blanche. La pétition d’une spectatrice américaine, choquée par ce tableau, a réuni plus de 10 000 signatures demandant de le retirer des cimaises de ce vénérable musée. Prudente, la Fondation Beyeler laisse aux visiteurs la possibilité de « poursuivre cette réflexion à travers un programme de médiation particulier, spécifiquement mis en place à l’occasion de cette exposition ».
Entre innocence et sensualité, ces images peuvent être provocantes. Elles le sont, car elles évoquent ces moments où l’érotisme n’est que suggestion troublante. Entre morale et liberté de création, le débat est sans fin.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°508 du 5 octobre 2018, avec le titre suivant : Balthus, implacable et incontournable