C’est un projet original que présente la Fondation KBH.G : une correspondance « musicale » d’artiste à artiste uniquement composée de titres de chanson.
Bâle (Suisse). Cela a commencé en 2017 à la manière d’un jeu, d’un dialogue spontané et vaguement désœuvré entre les deux membres du duo d’artistes Jahic / Roethlsberger. Peut-être à un moment où l’inspiration leur faisait défaut, après le succès de leur livre Artist’s Recipes, pour lequel ils avaient demandé à quatre-vingts artistes de leur communiquer leurs recettes favorites. Admir Jahic a griffonné le titre d’un morceau des Sex Pistols à l’attention de Cornelius Roethlsberger, qui a choisi celui d’une chanson de Pam Tillis en guise de réponse : l’idée leur est venue ainsi.
Après le registre gastronomique, celui de la musique s’est imposé comme une source inépuisable d’émotions individuelles à explorer, une donnée de base à partir de laquelle tisser à l’infini un réseau de connexions et d’interactions. Sous la forme d’un livre d’art et d’une exposition, « Music – A Conversation Through Song Titles » évoque le rapport autobiographique que nous entretenons avec le répertoire mélodique d’une époque, tout en constituant une collection d’écritures manuscrites. Fidèle à son protocole collaboratif, le duo conceptuel a imaginé d’associer à nouveau d’autres artistes à son projet, certains très connus, tels que Roger Ballen, Claudia Comte, Richard Deacon, Subodh Gupta, Jeppe Hein, Albert Oehlen ; d’autres tout juste sortis d’école.
Ce qui est exposé à la Fondation Kulturstiftung Basel H. Geiger (KBH.G), c’est d’abord le résultat de cette collecte. Sur des fonds de couleur pastel, des feuilles de papier rectangulaires comportant deux à trois titres de chanson, un aller-retour façon pongiste dont la concision flirte avec la poésie du haïku. On s’amuse à déchiffrer les écritures – certaines à peine lisibles –, tout en cherchant l’air qui va avec les paroles. « I walk the line » (Johnny Cash), suggère le binôme à Silvia Bächli, qui réplique : « Creep » (Radiohead).
Pour connaître les références exactes et les auteurs de ces conversations, il faut consulter le livre, tandis que des casques mis à disposition permettent d’écouter la playlist correspondante, une compilation hétéroclite de plus de onze heures. Mais au-delà du résultat, ténu, c’est aussi, en creux, la mise en œuvre de ce projet qui est évoquée, particulièrement compliquée par la pandémie. « Le courrier fonctionnait au ralenti, nous avons attendu certaines réponses pendant des semaines, explique Admir Jahic. Ce type de sollicitation “d’artiste à artiste” est épuisant, car il nous faut mettre toute notre énergie à convaincre et à relancer les différents protagonistes afin d’obtenir des réponses. »
Pour autant, le duo ne souhaite pas que sa démarche soit rapprochée du mouvement de l’art postal. Leur pratique collaborative revient à mettre en évidence l’existence d’une communauté, au-delà des frontières et des générations, mais surtout, le fait que « des choses peuvent se produire sans avoir besoin d’aucune permission », affirme Admir Jahic, autrement dit, en dehors des règles du marché. Le projet doit se conclure par une vente aux enchères des manuscrits originaux au bénéfice de l’organisme à but non lucratif Viva con Agua (Schweiz).
Depuis 2015, Admir Jahic et Cornelius Roethlsberger ont décidé de ne plus être représentés par une galerie. Cet esprit d’indépendance a naturellement rencontré celui de la fondation bâloise KBH.G créée en 2019 par Sibylle Geiger, costumière de métier et héritière tardive d’une fortune qu’elle a investie dans ce lieu d’art en libre accès, qui entend inventer une programmation à la marge du circuit institutionnel.
Passé un rideau noir théâtral, la seconde partie de l’exposition bascule dans une autre dimension : on découvre un espace immaculé, vaste cube blanc dans lequel flotte, en se reflétant sur le vernis des surfaces, une quinzaine d’écritures multicolores en néon [voir ill.]. Cette face B du projet, très différente dans son exubérance lumineuse, témoigne de la variété des médias exploités par un duo dont le travail mérite à coup sûr d’être mieux connu.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°576 du 29 octobre 2021, avec le titre suivant : A Bâle, échanges épistolaires entre artistes