En préambule au catalogue qui accompagne l’exposition esquissée à l’Espace de l’art concret, Dominique Boudou, maîtresse des lieux, avertit de l’exigence du projet : « Celui dont l’art obsède le regard, et la pensée, jamais ne garde conscience de soi. L’art déporte le Moi au plus loin. L’art ici appelle, dans une direction délibérée, distance délibérée, chemin délibéré. »
Une sentence aiguë signée du poète Paul Celan, offerte en introduction à un chapitre furtif et essentiel de l’histoire de l’art polonais, que le château de Mouans ranime en un parcours restreint. Sous la forme d’un témoignage. Témoignage de la persistance relative des dogmes constructivistes dans la Pologne d’aujourd’hui. Et témoignage de l’engagement artistique mené par l’avant-garde polonaise durant l’entre-deux-guerres et singulièrement incarnée par Wladyslaw Strzeminski (1893-1952). Installé en Pologne avec sa femme Katarzyna Kobro (1898-1951) au début des années 1920, c’est à un formalisme vigoureux que Strzeminski s’affaire très vite, jetant les bases de l’unisme qu’il finalisera en 1928. C’est autour du petit groupe constitué par le couple, le peintre Henryk Stazewski, les poètes Julian Przybos et Jan Brzekowski que la théorie de l’unisme se développe alors sous le nom d’a.r (artistes révolutionnaires). Elle prend singulièrement appui en 1929 à Lodz, sur une collection publique, initiée toujours par Strzeminski, mais nourrie par les donations d’artistes internationaux (parmi lesquels Seuphor, Arp, Vantongerloo ou Delaunay) dont les recherches abstraites trouvent écho dans les expérimentations unistes et constructivistes.
Strzeminski élabore alors un schéma de lois intrinsèques au médium pictural. Châssis, cadre, géométrie de l’objet, planéité de la toile localisent « l’action picturale dans les limites du tableau ». Une autonomie foncière qui suppose une parfaite équivalence des fonds et formes à l’intérieur de la surface du tableau. Les Compositions architectoniques, et surtout les Compositions unistes de la fin des années 1920 montrées au château de Mouans répondent toutes à une telle exigence : absence de dynamique ou d’orientation, surface unifiée, interdépendance parfaite ou quasi parfaite entre la ligne et la couleur, au point de flirter parfois avec la monochromie. Les figures géométriques et organiques, les courbes et contre-courbes obéissent à un projet utopique, un programme pictural autoréférentiel qui, à défaut de conduire au dernier tableau, mène l’œuvre vers un seul objectif : l’autosuffisance plastique. Un postulat derrière lequel s’engouffrera avec audace l’épouse de Strzeminski, Katarzyna Kobro, risquant une application tridimensionnelle de la théorie uniste.
Des expériences dont on trouve peu de traces, tant les manifestations plastiques de l’univers puissant et rigoureux de Kobro restent rares. Au château de Mouans, les quelques pièces (pour la plupart reconstituées en 1976) donnent toute son ampleur et sa saveur lumineuse à un parcours que l’on aurait évidemment souhaité plus copieux. La sculpture se doit de « se développer dans l’espace, de s’unir avec le milieu dans lequel elle existe », énonce-t-elle en 1931. En résulte une série de compositions spatiales affirmant leur ouverture, refusant tout « partage entre espace intérieur et espace extérieur ». Une Sculpture abstraite datée de 1924 s’érige en une « construction » verticale et fragile de matériaux de densité, de texture et de couleurs diverses. Cercle, courbes, rectangle composent une suspension, un assemblage vulnérable et rigoureux contestant le stricte volume de la sculpture perçue comme un bloc.
Dans le prolongement de ce parcours auquel s’ajoutent encore les compositions héliographiques de Karol Hiller, des typographies de Tadeus Peiper, Julian Przybos, et quelques saisissantes compositions géométriques d’Henryk Stazewski, la seconde partie de l’exposition convoque quatre regards contemporains. Roman Opalka, Stanislaw Drozdz, Tadeusz Myslowski et Jaroslaw Flicinski sont invités à s’arquebouter à la doxa constructiviste et uniste de leurs aînés. D’œuvre à œuvre. Plutôt que de dogme à dogme, même si tous les quatre s’emparent largement de l’idée de composition/construction de l’espace. Aux côtés des jeux de métamorphoses et de conversions de Myslowski, menant du carré noir au cercle noir, Opalka, tout à son inscription et à sa libération acharnée d’un temps (méta)physique, poursuit de toile en toile sa collaboration avec le temps et son impossible représentation picturale.
Conçu par Stanislaw Drozdz en 1977, Between s’impose remarquablement en milieu de parcours : un cube vide et clos dans lequel le regardeur/lecteur est invité à éprouver l’espace. Au sol, au mur et au plafond, avec une parfaite régularité, l’artiste a répété les mêmes six caractères nécessaires à composer/disséquer le mot miedzy (parmi). Le visiteur est alors immergé par ces caractères, qui disent précisément sa propre situation dans l’espace, renversant le rapport de lecture, devenant lui-même objet de lecture. En situation d’appartenir décidément à l’œuvre. Quant à Jaroslaw Flicinski, le cadet de la sélection, il s’infiltre plus qu’il ne s’impose, livrant ici une bataille légère, généreuse et futée à ses aînés constructivistes. Cercles concentriques ou variations autour d’un damier, les wall-paintings qu’il réalise se présentent comme un hommage au combat constructiviste polonais.
Il libère un fuchsia pétillant en même temps qu’un gris profond, se référant modestement au gris du métal déployé dans l’espace par Katarzyna Kobro pour la Composition suspendue qui le précède dans le parcours de l’exposition. Ou comment reconnaître et résister à l’héritage historique du seul projet moderniste que la Pologne ait pu engager, et qui n’en finit pas de nourrir la scène contemporaine polonaise.
« Avant-Gardes polonaises, hier et aujourd’hui », MOUANS-SARTOUX (06), Espace de l’art concret, château de Mouans, tél. 04 93 75 71 50, jusqu’au 2 janvier 2005.
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Avant-gardes polonaises : éduquer le regard, composer l’espace
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Avant-gardes polonaises : éduquer le regard, composer l’espace