Photographe canadien, Mark Lewis mène depuis quelques années un travail propre à élargir le champ du cinéma aux arts plastiques. Partagée par de nombreux artistes, cette problématique dépasse chez lui le simple recours à un référent, pour chercher une pratique cinématographique entre l’industrie culturelle et l’avant-garde expérimentale.
NICE - Trop tôt ou trop tard. Les films de Mark Lewis prennent souvent des allures de rendez-vous manqués avec le spectateur, avec les personnages, avec l’histoire. Manifeste d’une œuvre qui arpente le cinéma dans la totalité de ses histoires (surtout celles qu’il n’a pas eues), Two Impossible Films (1995-1997) est un remake de deux chefs-d’œuvre virtuels : la commande passée en 1924 par Samuel Goldwyn à Sigmund Freud pour l’écriture d’un film d’amour, collaboration avortée par le désintérêt évident de ce dernier, malgré les 100 000 dollars d’Hollywood ; et l’adaptation, prévue quelques années plus tard du Capital de Marx par Eisenstein, projet muselé par la bureaucratie stalinienne. Deux distributions à faire frissonner n’importe quel directeur de cinémathèque… Mark Lewis en reste justement là. Tout débute normalement avec le nom du producteur, des sources, du réalisateur, incrustés sur des actions qui se déroulent à Vancouver (dans un parc pour L’Histoire de la psychanalyse, dans un restaurant, une salle de classe, un bureau pour Das Kapital). Des couples, de l’argent sale, une statue de David, des promoteurs immobiliers, un meurtre... Impossible d’établir les intrigues, de relier logiquement les images au sujet annoncé que, déjà, tout s’achève dans le déroulement final des crédits. Le film est uniquement constitué par ses marges, son centre ne se réduit qu’à quelques intertitres (“story developpement, dramatic conflict, temporary resolution”).
Cinéma en miettes
Quels souvenirs restent les plus ancrés dans nos mémoires : le pendant, l’avant ou l’après ? Assurément les deux derniers temps de l’action, à en croire Two Impossible Films, et les autres fragments de récits cinématographiques présentés par l’artiste canadien à la villa Arson. Dans After (made for tv) (1999), ce dernier ne compile que des scènes évoquant des “après” : après l’amour, après une rupture, ou un licenciement. Pour A sense of the end (1996), c’est des dernières scènes dont il s’agit, enterrement ou véhicule filant sur la route ou une fin de bobine, “à la Stan Brackhage”.
Si, de séquences en séquences, Mark Lewis multiplie les amorces de récits, tire les ficelles de souvenirs vus ou vécus, son projet n’a rien de nostalgique. Photographe formé dans la veine conceptuelle de Victor Burgin, il promet juste un avenir différent au cinéma. Celui que ni l’industrie du spectacle, ni le cinéma expérimental, en totale opposition, n’ont pu lui offrir. Son “cinéma en miettes” n’est “ni expérimental, ni figuratif, ni contre l’art du récit ou le simple fait de raconter des histoires. Et il n’est ni interne au cinéma, comme le cinéma des auteurs, ni un étranger comme celui de l’avant-garde traditionnelle”, explique-t-il (in catalogue du Printemps de Cahors 1997). Dans cette recherche, La Soif du mal d’Orson Welles devient abstraite, rejouée tête en bas (Upside down touch of evil, 1997), et les techniques employées sont nécessairement aussi lourdes que celle de l’industrie (usage récurrent du 35 mm), mais concrétisées dans l’espace d’exposition. Sans durée imposée, le spectateur est face à une image dont le régime temporel est proche de celui qui le lie à un tableau ou à une photographie. Constante, cette difficulté d’approche de “l’image-temps” dans l’exposition est clairement prise en compte par Mark Lewis.
Le travail de mise en scène, les moyens mis en œuvre, le recours aux acteurs et figurants et une certaine distance avec le sujet sont autant de points partagés par l’artiste avec son compatriote Jeff Wall. Parallèle renforcé par ses dernières productions, en partie produites par la villa Arson. Car, si Smithfield (2000) conçoit dans les deux dimensions de l’écran de projection une véritable sculpture par le biais d’un travelling autour d’un bâtiment en fer en trapèze, Jay’s Garden, Malibu (2001) emprunte au photographe son souci de composition, ses raccourcis entre premier et dernier plan. La boucle consiste en un plan-séquence acrobatique mené à l’aide d’une steady-cam dans un parc californien, peuplé de nymphes et autres satyres campés par des acteurs de X. Comme pour les éoliennes de Wind Farm (2001), dont la ronde interminable est amputée d’une image sur deux, le temps semble suspendu dans ce périple. Une sophistication, une multiplication des instants, et une attraction comparable à celle des grandes machines picturales du XIXe siècle.
- MARK LEWIS, jusqu’au 6 janvier 2002, villa Arson, 20 avenue Stephen-Liégeard, Nice, tél. 04 92 07 73 73, tlj sauf mardi, 14h-18h, www.cnap-villa-arson.fr, catalogue à paraître.
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Aux marges du cinéma
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Abonnez-vous dès 1 €Débuté en avril 2000 avec “La répétition, la tête dans les nuages�? et conclu dans une fausse fin en mars 2001 avec “Endtroducing�? (où l’on retrouvait d’ailleurs Mark Lewis), le cycle d’expositions du Centre d’art de la villa Arson, regroupé sous le titre de “Action, on tourne�?, fait désormais l’objet d’un catalogue. Si le cinéma et son fonctionnement servaient de base à la construction de ces manifestations, il ne constituait en aucun cas une thématique unique, comme l’explique la commissaire du cycle Laurence Gateau dans un entretien avec Pascal Beausse. Le lecteur pourra juger sur pièce de cette ouverture par le biais de cet ouvrage, conçu comme une réflexion sur l’exposition. Outre un essai sur ce sujet de Jean-Christophe Royoux, il regroupe un texte spécifique pour chacun des quatre épisodes, des reproductions de l’intégralité des œuvres, et les plans des salles.
- Action, on tourne, Réunion des musées nationaux, 208 p., 250 F.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : Aux marges du cinéma