En quête d’un art de la présence, l’aventure créatrice de Rouault vise une figuration supérieure qui n’a que faire des catégories et offre à la peinture résistance et intemporalité.
S’il est l’auteur d’une œuvre riche en sujets religieux, ne considérer Georges Rouault que comme un peintre d’art sacré est fort maladroit. C’est l’enfermer dans une sphère quasi idéologique et réduire son art au service d’une cause univoque.
Profondément attaché à la nature et à la figure humaine, proche des petites gens et particulièrement sensible au monde de la misère, Rouault y a puisé les raisons de son art. S’il compte parmi les figures déterminantes de l’art moderne, c’est par la liberté de son style et sa puissance dénonciatrice. Elles sont celles d’un homme engagé qui vise à décrire le tragique de « l’enfer humain ».
À sa façon, mais bien avant la lettre, on pourrait dire de Rouault qu’il est un peintre existentialiste. En effet, la question de l’être est en plein cœur de ses préoccupations esthétiques. Si tous ses soins furent de s’insurger bien plus contre notre condition morale que notre condition physique, c’est qu’il est éminemment porté par une aspiration éthique. En quête de quelque chose d’une qualité
originelle dont ses œuvres – qui renvoient toujours à l’humain le plus simple, voire le plus trivial – visent la révélation et dont la religion est le vecteur spirituel.
Il n’en reste pas moins qu’à parcourir son œuvre, on se frotte en mille endroits avec le monde d’ici-bas. Jusque même y descendre parfois dans les bas-fonds. Alternant tour à tour figures de juges, de saltimbanques, de prostituées et de bourgeois, ses premières œuvres disent cette part humaine. Rouault les fait défiler devant lui dans un rapport étroit de proximité. Il n’y va d’aucune analyse psychologique, mais de la volonté d’inscrire le regardeur dans l’œuvre. De le prendre à parti. Souvent saisies plein cadre, ses figures semblent s’adresser directement à celui qui les regarde et ce sentiment est renforcé par une touche rapide qui en excède la charge émotionnelle.
L’aspérité de la misère humaine
Où la démarche de l’artiste gagne une dimension intemporelle, c’est dans cette façon qu’il a de montrer des situations tendues et de faire comme si ses créatures adviennent sur la toile du fond d’une mémoire ravivée. Dès lors, parce qu’elles sont sans identité, sinon qu’elles appartiennent à un type d’individus défini, elles passent pour génériques et se présentent à notre regard dans un étroit rapport de réalité. Le travail de la matière participe grandement à produire cet effet tant il est vrai qu’il y a chez Rouault quelque chose comme d’un « surnaturalisme », comme le dit Fabrice Hergott, grand exégète du peintre et commissaire de l’exposition strasbourgeoise.
Sourde, grave, pâteuse, l’œuvre de Georges Rouault garde trace de tout ce dont elle est née. Ainsi, la matière ne cesse de croître en complexité. Tout d’abord légère, quoique déjà profonde, elle s’empâte au fil du temps, mais lentement, suivant un processus quasi géologique. Rouault sait combien le luxe de la peinture est de prendre son temps et celui du peintre de lui donner le sien. Aussi, le peintre épaissit-il progressivement la couche de couleurs, la travaille-t-il, la pétrit-il pour lui donner finalement l’apparence d’un bas- relief. De la sorte, il lui confère une force de résistance intérieure.
La rédemption par la peinture
Il y a du Rembrandt chez Rouault, dans cette façon de charger sa toile et de parvenir à une matière aussi opulente qu’extatique. Ses figures sourdent d’une matière et d’une lumière qui viennent du plus profond de l’être. C’est pourquoi elles nous semblent tout à la fois si proches et si lointaines, si communes et si rares.
Plus que d’une conviction, son œuvre est l’expression de l’absolu d’une foi qui lui apparaît comme la seule voie possible pour pouvoir sauver l’homme. Une foi que fonde notamment la trinité « forme, couleur, harmonie », laquelle compose son credo artistique tout en le disputant paradoxalement à celui de l’abstraction la plus résolue.
« Rouault est aux prises avec la forme comme avec quelqu’un », écrit dès 1910 le critique d’art Jacques Rivière. Qu’il croque Trois Juges (1913), la figure d’une Acrobate (vers 1925), celle christique d’un Ecce Homo (1942-1943) ou bien encore le visage de Sarah (1956), il le fait toujours dans un rapport de frontalité directe. « Rouault n’est pas un homme qui “voit”, c’est un homme qui “est”… », note quelque part André Malraux, identifiant par là ce qu’il en est d’une telle proximité.
De fait, l’art de Rouault ne relève pas d’un principe de représentation. Il est un « art de la présence », comme en parle Pierre Schneider à propos de Matisse. Mais, à la différence de ce dernier, chez Rouault cette présence s’incarne dans la densité matérielle des corps, dans le poids physique de la peinture elle-même. Elle réside dans cette capacité à la transfiguration qui faisait écrire à l’artiste que « d’une fille de cuisine », le peintre maître de son art « fait une fée et d’une grande dame une matrone de lupanar », tant il est vrai que son œuvre est au-delà de toute caractérisation, en quête de quelque chose qui dépasse l’être.
1871 Georges Rouault naît à Paris durant la Commune. 1890 Il étudie la peinture dans l’atelier de Gustave Moreau aux beaux-arts. 1898 Décès de Moreau. Crise morale et esthétique. 1902 Rouault est nommé conservateur du musée Gustave Moreau. 1927 Honorant son contrat avec Ambroise Vollard, l’artiste s’astreint à achever des centaines de tableaux. 1938 Exposition de l’œuvre gravée au MoMA de New-York. 1956 Avec Sarah, l’accumulation de peinture confine à ses dernières œuvres un aspect sculptural. 1958 Peu avant sa mort, Rouault brûle 300 de ses toiles.
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Au nom de la forme de la couleur et de l'harmonie
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques Exposition « Georges Rouault. Forme, couleur, harmonie » du 10 novembre 2006 au 18 mars 2007. Musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg, 1, place Hans-Jean-Arp. Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 19 h, le jeudi de 12 h à 22 h, le dimanche de 10 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs : 5 et 2,50 €. Tél. 03 88 23 31 31, www.musees-strasbourg.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°586 du 1 décembre 2006, avec le titre suivant : Au nom de la forme de la couleur et de l'harmonie