Imaginé, à peine imaginaire, le musée domestique des Stein fut l’un des plus cohérents du siècle dernier. Superlative, leur collection poursuivit l’excellence, enregistrant peu d’oublis et d’insuccès.
Sise aux Galeries nationales du Grand Palais, l’exposition consacrée à l’aventure des Stein s’établit à Paris après une halte au San Francisco Museum of Modern Art et avant l’étape new-yorkaise finale, au Metropolitan Museum of Art. Une itinérance transatlantique qui a le mérite non seulement de rendre justice à la bipolarité, voire à l’ubiquité, des Stein – ces Américains à Paris –, mais aussi d’investir trois villes nodales dans cette trajectoire confraternelle. Les huit sections du parcours, si elles accueillent des œuvres exceptionnelles, issues de prestigieuses institutions muséales internationales, abritent également des documents venus dialoguer avec des toiles, des sculptures ou des dessins qui, sinon, eussent paru anhistoriques et éthérés. Nécessaire, souvent négligé, ce matériel archivistique – affiné et ajusté – permet de donner corps à une histoire du goût et de deviner, en creux, ces collectionneurs dont « les pieds nus », selon Apollinaire, étaient « chaussés de sandales delphiques » et qui levaient « vers le ciel des fronts scientifiques ». Polyvalents et brillants, les Stein surent tôt se fier à leur regard et à leur sensibilité. Grâce à l’historien d’art Bernard Berenson, que Leo fréquente assidûment dès ses premiers séjours italiens, et au psychologue William James, dont Gertrude est une élève zélée, examen et pragmatisme deviennent les pierres angulaires de leur éducation intellectuelle et visuelle. Chez les Stein, on vient à l’art comme on entre en religion. Et, rapidement, leur culte désigne quatre évangélistes – « The Big Four » selon leurs propres mots – dont ils ne tardent pas à posséder de splendides suaires : Manet le délicat (Le Bal de l’Opéra, 1873), Renoir le voluptueux (Brunette, 1890), Degas le scrutateur (Danseuse baissée nouant son chausson, 1887) et Cézanne le constructeur (Les Baigneurs, vers 1892). Mais le dogme n’interdit pas les apocryphes. Pour preuve, différents artistes, hantés par un nouveau testament – respectueux de l’ancien, classique –, viennent peupler le sanctuaire de la rue de Fleurus. Ils se nomment Gauguin (Tournesols sur un fauteuil, 1901), Bonnard (La Sieste, 1900), Manguin (La Coiffure, 1905), Denis (Mère au corsage noir, 1895) ou Vallotton (Femme nue couchée sur un drap blanc, coussin jaune, 1904) et tous sont invoqués par d’étourdissantes reliques, parmi les meilleures et les plus courtisées.
Matisse et Picasso, les deux géants
C’était là sans compter sur la révélation, sur les révélations Matisse et Picasso, les deux divinités dont les Stein allaient posséder d’inappréciables merveilles avant que ces objets de vénération ne devinssent des mobiles schismatiques. Matisse, le fulgurant, avec ses couleurs qui tonitruent et ses œuvres qui fâchent. Matisse dont les toiles du délit sont systématiquement achetées par les Stein, ainsi la Femme au chapeau du Salon d’automne de 1905 et le Nu bleu, souvenir de Biskra du Salon des indépendants de 1907. Matisse que Michael et son épouse, Sarah, font plus que collectionner : encourager. Invitant leur idole à enseigner ou à rédiger ses prescriptions, le couple imagine pour ses joyaux peints (Portrait de Derain, 1905) ou sculptés (Le Serf, 1900-1903) un écrin que Le Corbusier édifiera bientôt à Garches (1926-1928). Matisse que Picasso jalouse, ses protecteurs de la rue de Fleurus érigeant leur appartement en cathédrale de l’innovation et de l’émulation. Picasso, donc, dont on célèbre le génie grâce à Deux Femmes au bar (1902), un Nu à la serviette (1908) ou La Table de l’architecte (1912), histoire que tous les miracles soient définitivement authentifiés. Picasso qui livre la même année, en 1906, deux portraits programmatiques : l’un de sa pieuse hôtesse, l’autre de lui-même, manière de faire taire les langues et de brûler les yeux. Picasso qui jubile, Picasso qui fulmine, Picasso le lion qui ne tolère pas le fauve Matisse, Picasso qui réclame des festins solitaires, Picasso pour lequel Gertrude s’éloigne de ses frères impies, ces matissiens hérétiques.
Les mille et un autres artistes de la collection
L’histoire eût pu en rester là, à d’incompatibles idolâtries, à d’aveugles pharisaïsmes. Il n’en fut rien. Gertrude allait se montrer capable d’un œcuménisme singulier, ouvrant ses bras et ses portes à d’intrépides artistes, se fiant volontiers à de nouveaux saints – Gris et Picabia, mais aussi Masson (Homme dans une tour, 1924), Tchelitchew (Panier de fraises, 1925) ou Atlan (Paysage perpétuel, 1945). La barbarie de la Deuxième Guerre mondiale devait rappeler à Gertrude Stein qu’elle n’était pas seulement collectionneuse et poétesse, mais aussi lesbienne et juive. De quoi être effrayée, de quoi être anéantie, à moins de ne trouver auprès des chefs-d’œuvre un refuge ultime, un viatique absolu, un asile bienheureux. Seule, ou presque. Contre eux.
En ce début de XXe siècle, marqué par un profond renouvellement du statut de l’artiste, l’acte figuratif, mieux, figural, surgit désormais d’une interrogation : comment dévoiler un visage et, avec, une identité ? Comment regarder la vérité en face, dans une face, sans la travestir ni la trahir ? Figure(s) de style À cet égard, la question de l’autoportrait, peint ou écrit, est nodale. Matisse se représentera à plusieurs reprises, en veston de notable (1900) ou en costume de marin (1906), tandis que Picasso livrera de lui une effigie plurielle, volontiers kaléidoscopique, tantôt en peintre docile (1906), tantôt en Minotaure viril (1936). Gertrude Stein, pour avoir cristallisé tant de portraits – par Picasso, Picabia, Lipchitz ou Nadelman –, sut par cœur les pouvoirs de l’image, son ambiguïté comme sa mobilité. Du reste, ses écrits littéraires plébiscitent l’autobiographie, que celle-ci soit proclamée ou travestie (Q.E.D., 1903), délicieusement incongrue (Autobiographie de tout le monde, 1937) ou prétendument rédigée par une autre (Autobiographie d’Alice B. Toklas, 1933). Acte narcissique, absurdité fictionnelle, humilité délicate : la glose s’escrime en vain à caractériser l’entremêlement narratif à l’œuvre chez Gertrude Stein, dont on notera qu’il contourne, chez un écrivain issu d’une famille juive, l’interdit de la figuration humaine et qu’il donne lieu à de mémorables mises en abyme, et notamment à la plus célèbre d’entre elles : « Rose is a rose is a rose… »
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Au Grand Palais, un asile de chefs-d’œuvre
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« Matisse, Cézanne, Picasso… L’aventure des Stein », jusqu’au 16 janvier 2012. Grand Palais. Ouvert du vendredi au lundi de 9 h à 22 h, le mardi de 9 h à 14 h, le mercredi de 10 h à 22 h et 20 h le jeudi.
Tarifs : 12 et 8 euros
www.grandpalais.fr
Les Stein en livre, en DVD et sur iPad.
À l’ocasion de l’exposition, la Réunion des musées nationaux édite, le 5 octobre, un important livre catalogue sur la saga des Stein : Matisse, Cézanne, Picasso… L’aventure des Stein (50 euros). Également prévu pour le 5 octobre, sur Apple Store, la sortie du e-catalogue de l’exposition pour iPad : 430 chefs-d’œuvre en haute définition, textes exclusifs, etc. (4,99 euros). À noter également la sortie, en DVD au mois de novembre, d’un documentaire sur Gertrude Stein, un film d’Elisabeth Lennard chez Arte Éditions.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°639 du 1 octobre 2011, avec le titre suivant : Au Grand Palais, un asile de chefs-d’œuvre