À la faveur de l’exposition du Musée Jacquemart-André, la peintre Artemisia Gentileschi se révèle une redoutable stratège pour s’imposer dans le milieu artistique du XVIIe siècle. Récit d’une œuvre, d’une vie.
Fille de, victime de, amie de… L’état civil d’Artemisia Gentileschi (1593-1653) aurait pu se cantonner à un lassant exercice de name-dropping. Mais ce n’était de toute évidence pas le destin de celle qui s’est fait un prénom à la force de son pinceau, au point de faire de l’ombre à son illustre paternel, le peintre Orazio Gentileschi (1563-1639). Destin capricieux pour cette peintre qui fut l’une des premières femmes à embrasser une gloire internationale, avant de sombrer dans l’oubli. Et de n’en ressortir qu’à la faveur de la surmédiatisation d’un triste épisode biographique. Il a fallu en effet près d’un siècle, depuis sa redécouverte en 1916 par l’historien de l’art Roberto Longhi, pour que les musées et les chercheurs s’intéressent sérieusement à elle. En 1991, pour sa première exposition monographique à Florence, Roberto Contini, spécialiste de l’artiste, déplorait : « La résurrection de l’œuvre d’Artemisia s’accompagne d’une fascination pour son existence aventureuse et tourmentée. Au milieu du XXe siècle, la critique fait d’elle le parangon de l’émancipation féminine, insoumise et révoltée contre la société de son temps. Cependant la révolution de cette artiste exceptionnelle, si personnelle et intime soit-elle, se fonde essentiellement sur sa peinture. »
Seul le contexte de son exhumation historiographique peut expliquer une telle lecture anachronique. En effet, si l’article scientifique de Longhi est fondamental, il ne dépasse pas la sphère des spécialistes. En revanche, la biographie romancée que son épouse lui consacre en 1947 impose Artemisia comme un personnage de roman. L’ouvrage d’Anna Banti, bien que solide scientifiquement, offre par sa forme plus accessible une résonance tout autre à cette personnalité hors norme. Elle ouvre le bal à une série de livres rédigés par des écrivaines et des historiennes de l’art, à commencer par les chantres des gender studies qui s’emparent de cette artiste dont la trajectoire sert on ne peut mieux les thèses. Quitte à verser dans une vision essentialisante, à l’instar de Mary Garrard qui note dans sa biographie : « Il y a eu beaucoup de caravagesques mais une seule caravaggista. C’est la seule suiveuse connue du Caravage, qui a adapté le style audacieux et dramatique du réalisme pour exprimer des choses qui diffèrent totalement de celles représentées par ses contemporains masculins. » Une analyse plus que discutable. Paradoxalement, la grande visibilité que lui ont conférée les historiennes féministes a nui à la compréhension de son travail. Héroïne à son corps défendant, elle est passée de l’anonymat à la surmédiatisation en un claquement de doigts, mais souvent pour de mauvaises raisons. On a ainsi longtemps glosé sur le drame qui aurait conditionné toute sa trajectoire et lu sa peinture uniquement à la lueur de sa vie et de ses affres.
Il est impossible de l’ignorer : en 1612, son père intente un procès à son confrère Agostino Tassi (1580-1644) pour le viol d’Artemisia. Ou plus exactement pour « défloration violente ». Le peintre aurait abusé d’elle puis promis de laver son honneur en l’épousant. Près d’un an après les faits, le père bafoué, sentant que Tassi n’honorera pas sa promesse, réclame justice. Rome bruisse de ce scandale qui implique deux peintres du pape et une toute jeune femme. Pendant neuf mois, d’innombrables témoins défilent à la barre pour attester de la vertu de la plaignante ou prendre la défense de l’accusé. Afin de prouver la véracité de ses accusations, Artemisia se soumet à d’infamantes séances de torture. Tassi est reconnu coupable mais, pour redevenir respectable, elle est mariée dès le lendemain du verdict à l’apothicaire florentin Pierantonio Stiattesi. Or ce que l’on a présenté comme un exil en Toscane est en réalité la chance de sa vie puisqu’elle s’éloigne du tumulte et sort par la même occasion de l’ombre de ce père qui a forgé un véritable prodige. La jeune femme a certainement commencé à travailler dans l’atelier paternel dès l’âge de onze ans. Au début, il s’agissait de tâches essentielles mais modestes – moudre les pigments, préparer les surfaces –, et rapidement son talent lui ouvre d’autres portes. On sait qu’à dix-sept ans elle réalise son premier tableau ambitieux : Suzanne et les Vieillards (1610). Coup d’essai, coup de maître, car elle fait déjà montre d’un puissant sens de la composition et d’une grande finesse d’observation anatomique et des sentiments. Grâce à la remarquable formation paternelle, elle échappe au sort des peintres femmes qui sont d’ordinaire cantonnées aux petits genres, les natures mortes et les portraits. Artemisia, elle, se positionne au contraire sur le genre le plus prisé, et le plus à même de lui offrir de prestigieuses commandes : la peinture d’histoire.
Ce voyage qui est le premier d’une longue liste, un fait rare pour une femme de son temps qui témoigne de sa force de caractère et son côté aventureux, s’avère fructueux. Dès son installation à Florence, elle est ainsi repérée et connaît une ascension fulgurante. Elle attire l’attention du grand-duc Côme II qui la prend sous son aile et lui alloue une pension. Dans le catalogue de la grande exposition organisée par la National Gallery de Londres en 2020, Elizabeth Cropper indique que rapidement « le grand-duc lui commande trois tableaux aujourd’hui non identifiés et lui fournit du précieux lapis-lazuli ». Des indices qui traduisent la haute estime dont elle jouit d’emblée. Peintre de cour, elle a aussi l’intelligence de développer son réseau et son érudition au contact des plus grands. En 1616, elle devient ainsi la première femme à intégrer les rangs de la réputée Accademia del disegno de Florence. Cette consécration est le fruit de son labeur acharné mais aussi de la campagne que ses amis font pour elle, dont Galilée et le neveu de Michel-Ange. Pour ce dernier, elle réalise une Allégorie de l’Inclination, qui est un téméraire autoportrait en tenue d’Ève. Peinture pour laquelle elle est payée trois fois plus que son confrère actif sur le même chantier, signe de sa reconnaissance précoce. L’autre soutien de taille durant cette période dont elle bénéficie est son amant, le puissant Francesco Maria Maringhi. Ce dernier défend ses intérêts même quand elle fuit Florence, pensant pouvoir décrocher de meilleurs contrats ailleurs.
Rapidement propulsée figure de proue de la scène culturelle, elle devient celle dont on s’arrache les tableaux d’héroïnes tragiques de l’histoire biblique, mais aussi d’amantes antiques. Son univers est peuplé de Madeleine, Cléopâtre, Danaé, mais surtout Judith qui a souvent été analysée comme un avatar. Les historiens ont voulu voir dans cette prédilection pour les personnages dramatiques, malmenés par les hommes, un exutoire surinterprétant le contenu sanglant de ces œuvres à la manière d’une vengeance symbolique. S’il y avait certainement une dimension cathartique dans de tels sujets, il y a aussi un opportunisme éclairé puisque l’époque raffole de ces motifs gores mêlant violence et sensualité. Les nus féminins audacieux sont également très prisés par les collectionneurs, a fortiori ceux exécutés par une femme, car perçus comme encore plus sulfureux. En bonne stratège, elle se positionne sur ces créneaux porteurs, n’hésitant pas à se prendre pour modèle. Artemisia tire également parti de sa condition féminine dans un autre registre moins connu de sa carrière : les portraits. Être une femme lui permet de s’attirer les faveurs de la clientèle féminine qui peut poser pour elle sans faire jaser. Consciente de son talent et de son aura, elle joue aussi de son image. On a voulu voir dans ses tableaux de femmes à qui elle donne ses traits une identification aux martyres de l’histoire ; là encore selon une lecture trop simpliste. Outre l’aspect pratique d’avoir un modèle gracieux sous la main, cette démarche revêt également un aspect autopromotionnel très moderne. La reprise de son visage est en effet une manière de démultiplier son image et se faire connaître des collectionneurs et des mécènes. Loin de subir un sort écrit d’avance, elle provoque constamment sa chance, multipliant les voyages et faisant du pied aux potentiels commanditaires en leur envoyant de son propre chef des tableaux pour les séduire. Intuitive, elle est aussi un habile caméléon dont le pinceau versatile évolue constamment en fonction de son public et de l’air du temps allant du caravagisme théâtral au ténébrisme napolitain en passant par le classicisme quand elle met sa palette au service du roi d’Angleterre. Refusant d’être une victime brisée à vie, Artemisia se révèle en femme de caractère consciente de sa valeur. À la fin de sa carrière, elle se vante ainsi « d’avoir été au service des plus grands hommes d’Europe qui ont apprécié mes œuvres autant que les fruits d’un arbre stérile ».
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Artemisia, une artiste à la manœuvre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°784 du 1 avril 2025, avec le titre suivant : Artemisia, une artiste à la manœuvre