Le Musée royal des beaux-arts se penche sur un artiste injustement méconnu qui a exploré le monochrome d’un point de vue conceptuel.
Anvers. L’œuvre s’appelle Espace flamand. C’est un monochrome noir ouaté peint par Jef Verheyen (1932-1984) vers 1960. Le noir est profond mais non absolu. Un paysage mental sans limites et sans âge. Appliquant à la brosse de fines couches diluées, semi-transparentes, l’artiste ne laisse pas la moindre trace de pinceau. Livrant un espace éclairé de l’intérieur, une matière vibrante de ses pigments bronze. Une toile à ressentir plus qu’à regarder car, comme il l’écrivait : « Dans un monochrome ou un achrome, la lumière doit être ressentie plutôt que vue. » Par le titre à première vue provocateur de cette peinture, Verheyen voulait s’inscrire dans la modernité autant que dans la tradition picturale flamande, notamment en pratiquant la technique de glacis développée par van Eyck. L’abstraction n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour regarder autrement. Une autre œuvre, avec laquelle s’ouvre l’exposition, s’intitule Le Vide. C’est un simple cadre en métal chromé avec lequel il cadrait les paysages de la campagne flamande au cours de performances.
Quarante ans après la mort de l’artiste, cette exposition réalisée conjointement par le KMSKA (Musée royal des beaux-arts) et le Muhka (Musée d’art contemporain) vise à replacer sur la carte internationale un artiste méconnu, alors qu’il a fait d’Anvers, à la fin des années 1950, un pôle de l’avant-garde européenne. Il y organise notamment, en 1979, une exposition avec le groupe Zéro. S’il est encore méconnu aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’il se situe à un moment charnière entre deux générations : peu d’artistes de la scène anversoise et belge partagent à l’époque son intérêt pour cette forme d’abstraction, et ceux qui ont suivi, Panamarenko, Jan Fabre ou Wilm Delvoye, ont éclipsé son œuvre.
Jef Verheyen a commencé par étudier à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers. Insatisfait par les cours de dessin et de peinture qui lui sont délivrés, il s’inscrit aux cours de céramique d’Olivier Strebelle où il va pouvoir expérimenter la forme et la matière. Il poursuit sa formation à Vallauris (Alpes-Maritimes) où il travaille avec sa future épouse Dani Franque dans l’atelier de Jean Rivier. Mais c’est surtout au Musée des arts asiatiques-Guimet à Paris qu’il trouve la confirmation de ses intuitions. Fasciné par les peintures et céramiques monochromes chinoises, il y ressent la même quête du vide. S’il pratiquait déjà la peinture, c’est par la céramique et par le dialogue avec les artistes d’avant-garde italiens rencontrés à Milan qu’il va s’épanouir définitivement dans le monochrome.
Avec Piero Manzoni et Lucio Fontana, il partage la primauté de l’idée dans la création artistique. Tout au long de son parcours, il reste désormais fidèle à la peinture dont il va explorer les limites perceptives. Pour lui, la dimension cognitive et même spirituelle de la peinture était plus importante que ses dimensions esthétiques. Cette quête inassouvie du vide ou de l’infini par la lumière et la couleur va connaître différentes phases. Abandonnant les couleurs noires des terres flamandes, il passe à des teintes pastel où la lumière semble en mouvement, comme animée d’arcs électriques ou de halos solaires. La lumière du Nord a cédé la place à celle du Sud. Son travail n’est pas fondé sur l’observation de la lumière mais plutôt sur l’imagination, la lumière étant prise au sens d’idée ou de concept. En recherche permanente, il explore ensuite l’harmonie ainsi que l’espace idéal dans la géométrie et les formules mathématiques.
Jef Verheyen, qui se voyait comme un peintre flamand, était en contact et collaborait avec les artistes de son temps. L’exposition en fait écho. On peut ainsi voir l’installation d’Yves Klein qu’il a présentée à Anvers en 1964 ou Rêve de Möbius, l’œuvre réalisée à quatre mains avec Lucio Fontana en 1962. Sur ses dernières toiles exécutées dans les années 1970, les teintes deviennent presque fluo ou mangées par le blanc. Des pièces qui entretiennent un dialogue avec celles des artistes contemporains invités ici à ses côtés, Ann Veronica Janssens, Pieter Vermeersch, Kimsooja et le duo Carla Arocha & Stéphane Schraenen, lesquels, comme Verheyen, ont fait de la lumière et de la couleur l’essence de leur œuvre.
Quarante ans après sa mort, Verheyen se retrouve sur les cimaises d’un musée qu’il avait fréquenté avec assiduité alors qu’il étudiait à l’Académie, admirant, parmi d’autres, La Vierge et l’Enfant entourée d’anges de Jean Fouquet dont il avait épinglé une reproduction au mur de son atelier. Des années plus tard, il a peint un hommage que l’on peut retrouver au deuxième étage du musée. Il s’agit d’un diptyque en bichromie qui entoure la peinture du maître français de la Renaissance. Entre tradition et avant-garde, les couleurs restent.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : Anvers redécouvre Jef Verheyen, un peintre de monochromes