En collaboration avec la Galleria nazionale d’arte moderna de Rome, le Musée d’Orsay offre jusqu’à l’été une découverte de l’art italien entre 1880 et 1910, que complètent une exposition sur l’écrivain Gabriele D’Annunzio, et une présentation du travail du décorateur Carlo Bugatti. Dans l’ombre de Paris – capitale de l’art moderne – plongée dans la nébuleuse symboliste de la fin du siècle, la scène transalpine de cette époque reste en effet peu connue en France. Préférant une sélection rigoureuse à l’amoncellement, « L’art italien à l’épreuve de la modernité » parcourt ces trente années d’où émergent les figures de Medardo Rosso, Giuseppe Pellizza Da Volpedo, pendant que les futuristes affûtent leurs armes.
PARIS - “L’art italien à l’épreuve de la modernité”, “Carlo Bugatti” et “D’Annunzio”. Sans doute ne fallait-il pas moins de trois expositions au Musée d’Orsay pour tenter de cerner l’Italie au tournant des XIXe et XXe siècles, un monde aussi proche géographiquement que chronologiquement, mais pourtant oublié entre les deux grands repères de l’histoire de l’art européen que sont les macchiaioli et les futuristes. Dans cette tentative d’appréhension, l’écrivain Gabriele D’Annunzio (1863-1938) constitue un œil conducteur. Natif de la campagne des Abruzzes, séduit par les sirènes du Symbolisme, et au centre d’échanges incessants avec la France, D’Annunzio reflète l’art d’un pays qui oscille entre retour aux sources et ouverture sur le XXe siècle. “Ma vie n’est que discipline ; et personne ne se doute combien de sévérité est dans ma sensualité”, se plaisait à dire l’amant de la Duse. S’éloignant heureusement de la présentation obligée de manuscrits et autres dédicaces, le Musée d’Orsay rend hommage à la formule en s’intéressant davantage au personnage et à sa collection de maîtresses et de bottines qu’à l’auteur des Intrus ou du Triomphe de la mort. Érigé par ses propres soins en mythe, D’Annunzio se prête formidablement à un exercice muséographique qu’il avait d’ailleurs lui-même initié au Vittoriale, la demeure qu’il fit financer par Mussolini afin d’en faire don à l’Italie, en mémoire de lui. Une reproduction d’un Esclave de Michel-Ange revêtu d’un pagne doré, des pantoufles ornées de symboles érotiques, ou un étroit lit de mort sont quelques-unes des reliques laissées par ce dandy au nationalisme outrancier. Jusqu’au-boutiste et exalté chez D’Annunzio, le sentiment patriotique est au centre des questionnements posés par l’évolution des arts en Italie entre 1880 et 1910. Si l’unité de la péninsule, achevée en 1870 par la prise de Rome, n’a pas pour autant amené les fastes promis par le Risorgimento, le souvenir d’une Italie éternelle reste fermement ancré dans les esprits.
Nostalgies de l’Italie
Il s’exprime jusqu’au début du XXe siècle dans la nostalgie classique des œuvres de jeunesse de Giorgio De Chirico ou, sur un versant plus archaïque, dans La Fille de Jorio (1895) de Francesco Paolo Michetti à qui il revient d’ouvrir “L’art italien à l’épreuve de la modernité”. Usant d’une géométrisation que la critique contemporaine rapprocha à raison de celle opérée par les peintres du Quattrocento, l’artiste, ethnographe à ses heures, y représente une scène paysanne dans les Abruzzes, fruit d’études sculptées et photographiques. Succès à la première Biennale de Venise, la toile est pourtant éloignée de la grande majorité des œuvres présentées ici. Ainsi, qu’il s’agisse des traitements préraphaélites de Giulio Sartorio, de la facture bouillante et atmosphérique de Giovanni Boldini, installé à Paris et loué par Robert de Montesquiou, ou des compositions astrales de Gaetano Previati, nombre d’artistes italiens sont parties prenantes dans l’Internationale symboliste européenne. Mais, comme l’a montré à maintes reprises le Musée d’Orsay pour les pays du Nord, le mouvement laisse à chaque nation le soin de développer ses écoles et ses individualités. Parmi celles-ci, l’exposition a pris soin d’isoler les plus importantes figures, comme Medardo Rosso. Ce dernier bénéficie à juste titre d’une salle monographique où sont présentées des sculptures en cire, aussi fragiles qu’impressionnantes, et des clichés photographiques propres à illustrer l’originalité d’une démarche capitale pour le XXe siècle.
Transcription dans un paysage enneigé des Alpes de Nirvâna, poème d’inspiration indienne de Luigi Illica, le tableau Les Mauvaises Mères de Giovanni Segantini marque l’irruption du Divisionnisme. Répandue de l’autre côté des Alpes à partir des années 1890, la technique trouve chez Giuseppe Pellizza Da Volpedo un interprète réaliste dont les préoccupations progressistes culminent dans Le Quatrième État (1898-1901). Ode au peuple et à un avenir radieux, ce monument pictural conservé à la Civica galleria d’arte moderna de Milan, qui fait exceptionnellement face à sa version antérieure, le Fleuve en crue (1896-1897), récite son catéchisme social mais n’omet pas d’évoquer l’École d’Athènes de Raphaël.
Obligé, cet aller-retour constant entre “tradition et modernité” est brutalement rompu en 1910 avec le mouvement futuriste. Première avant-garde autoproclamée, il appelle à “démolir les musées, les bibliothèques...” De la lumière étincelante à l’environnement urbain, en passant par un cadrage dynamique, tout le vocabulaire développé par les futuristes s’affiche sur la surface de La Rixe dans la galerie (1910), d’Umberto Boccioni. Cette fois, l’art italien n’hésite plus entre deux pôles : il est la modernité dans sa vitesse, son progrès, ses excès et sa violence. Un peu à l’image de la Gifle, le cliché d’Anton Giulio Bragaglia qui clôt l’exposition.
“Vous vous trompez Majesté, ce style est à moi !�?, avait répondu Carlo Bugatti à la reine d’Italie qui le félicitait pour le mobilier de “style mauresque�? que ce dernier présentait lors de l’Exposition internationale d’Art décoratif moderne de Turin en 1902. Célèbre, la réplique se vérifie aisément en visitant les salles que le Musée d’Orsay consacre aujourd’hui au décorateur à travers un important fonds acquis à la fin des années 1970, complété pour l’occasion par de nombreuses pièces issues de collections privées. Au croisement de l’Art nouveau, de l’Art déco et d’influences orientales, les productions scandent les grandes étapes de la vie et de la carrière d’un homme qui, par ses fils, Rembrandt, le sculpteur, et Ettore, le constructeur d’automobiles, est également le fondateur d’une dynastie fameuse.
- ITALIES. L’ART ITALIEN À L’ÉPREUVE DE LA MODERNITÉ, CARLO BUGATTI, GABRIELE D’ANNUNZIO, jusqu’au 15 juillet, Musée d’Orsay, quai Anatole-France, tél. 01 40 49 48 14, tlj sauf lundi, 10h-18h, jeudi 10h-21h45, dimanche 9h-18h, trois catalogues éditions RMN, 390 F, 76 F et 190 F.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°126 du 27 avril 2001, avec le titre suivant : Années fin de siècle, l’Italie face à la modernité