GAND / BELGIQUE
La transparence et l’effet diaphane caractérisent l’œuvre d’un sculpteur méconnu alors même qu’il fut considéré comme un pionnier par les modernes. Gand lui consacre une importante exposition.
Certains oublis sont incompréhensibles. Pour l’histoire de la sculpture, l’homme providentiel de la fin du XIXe siècle s’appelle Rodin. Et pourtant, même le « géant » français, dans une lettre adressée en 1894 à Medardo Rosso (1858-1928), se dit « frappé d’une folle admiration » face à l’œuvre de ce dernier. De même, en 1918, un an après la mort de Rodin, Guillaume Apollinaire écrit qu’il voit en Rosso « sans aucun doute le plus grand sculpteur vivant ». À son tour, Umberto Boccioni le qualifie de pionnier dans son Manifeste de la sculpture futuriste (1912). Enfin, plus proche de nous, Brancusi, Giacometti ou Moore tressent ses éloges. Pourtant, rien n’y fait, en dehors de l’Italie, son pays natal, Rosso reste un artiste confidentiel. À qui la faute ? À une production plastique relativement limitée ? À l’éparpillement d’une partie de l’œuvre dans des collections privées tandis que l’autre est concentrée dans un seul musée, dans la ville de Barzio ? À la fragilité de ces travaux qui rend leur transport difficile ? À une littérature famélique en dehors de la langue italienne ? Ou, enfin, à une certaine paresse d’histoire de l’art face à une sculpture difficilement classable ?
Giovanni Lista, le spécialiste de l’art italien, même s’il s’emballe légèrement, a probablement raison, parlant de Rosso, d’évoquer un art immatériel : « La matière de la sculpture s’est enfin dissoute dans l’espace pour rétablir sa réelle complicité avec l’espace environnant. (1) » De fait, la nouveauté apportée par Rosso est la dilution des volumes dans la lumière à l’aide de délicats effets de surface, seuls susceptibles de rendre les papillotements de la forme. La matière favorite de l’artiste, la cire, donne à ses travaux un aspect malléable et fluide. Toutefois, même quand l’artiste fait appel au bronze ou au plâtre, loin de rechercher la puissance de Rodin, c’est plutôt à la transparence et à l’effet diaphane qu’il travaille. Si l’exposition du Musée des beaux-arts de Gand est exceptionnelle, c’est que non seulement elle réunit les travaux les plus importants de Rosso, mais également elle montre pratiquement chaque pièce déclinée dans plusieurs matériaux. Le spectateur reste fasciné par la variété de sensations visuelles mais aussi tactiles que dégage chacune de ces « variantes ».
De la statuaire à la sculpture
Autre particularité de l’artiste, celle d’annoncer un changement esthétique essentiel : le passage de la statuaire à la sculpture. En effet, d’après la définition du dictionnaire (Littré), la statue est : « une figure entière et de plein relief, représentant un homme ou une femme, une divinité, un animal, un dieu, un cheval, un lion. » La sculpture, en revanche, est une création autonome, sans fonction déterminée et dont l’iconographie, les techniques, les matériaux et les dimensions peuvent de ce fait varier à l’infini. Avec La Conversation (1896), Rosso fait un pas de plus et déroge entièrement à la thématique sculpturale, puisqu’il traite un sujet tiré de la vie quotidienne et introduit une caractéristique réservée uniquement à la peinture, à savoir une forme de narration. Les trois personnages qui partagent le même socle, engagés dans une conversation banale, n’ont rien de l’héroïsme théâtral de la sculpture traditionnelle, héroïsme auquel Rodin, aussi moderne soit-il, ne renonce jamais. Suivent La Concierge (1883) – celle-ci serait-elle un des personnages qui participent à La Conversation ? –, et Le Preneur de paris, un exemple exceptionnel de figures en équilibre précaire.
Bien présentées, les œuvres sont placées dans de petites salles qui permettent aux visiteurs de s’isoler avec chacune d’elles. Ainsi défilent la merveilleuse Rieuse (1894), à l’expression de souplesse étonnante, ou L’Enfant juif (1893) dont chaque infime partie de l’« épiderme » semble réfracter le moindre rayon de lumière. Au vu de ces travaux, on comprend pourquoi le terme « sculpture impressionniste » est souvent employé pour qualifier l’œuvre de Rosso. Mais c’est à Baudelaire et à sa passante que l’on songe inévitablement face à Impression de boulevard (1892) qui clôt le parcours. Fragile, frémissante, la silhouette féminine dont le visage est dissimulé sous une voilette est comme une vision fugace et insaisissable.
Fin du plaisir ? Loin de là. Le spectateur, pour peu qu’il soit attentif, découvre sur les murs qui font face aux sculptures les dessins de Rosso. Dessins de sculpteur, esquisses préparatoires pour des œuvres en trois dimensions, qui trahissent souvent la quête des volumes à venir ? Rien de tout cela chez l’artiste italien dont la formation initiale était celle de peintre. Ici, quelques traits de crayon suggèrent un paysage, quelques tracés d’encre noire laissent deviner une figure inachevée, quelques taches évoquent une turbulence. Ces dessins ne délivrent pas d’information particulière, ils disent seulement leur existence, leur délicatesse, leur vulnérabilité. Formes ouvertes, elles ont l’élégance de suggérer sans nommer, d’indiquer sans décrire. Autrement dit, pour citer Diderot : « On n’entend rien à cette magie. »
(1) Medardo Rosso, Destin d’un sculpteur, 1858-1928, éd. L’Échoppe, 1994.
« Medardo Rosso, pionnier de la sculpture moderne », jusqu’au 24 juin, Musée des beaux-arts de Gand, Citadelpark, Belgique
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°503 du 8 juin 2018, avec le titre suivant : La sculpture immatérielle de Medardo Rosso