Le musée d’Orsay s’offre une galerie de portraits, envoûtante et éclectique de Carpeaux à Picasso, de 1860 à 1910. Le masque, ce visage détaché d’un corps, réduit l’individu à ses plus simples traits d’expressions. Accessoire ou œuvre d’art ?
Méduse, l’effroi figuré par Arnold Böckli
Lorsque Arnold Böcklin réalise en 1887 cette sculpture avec son beau-frère, il est déjà célèbre pour sa toile L’île des morts, peinte sept ans plus tôt. Alors qu’un musée berlinois projette d’exposer le résultat de fouilles archéologiques réalisées sur le site d’Olympie, le peintre suisse allemand se voit commander la reconstitution du bouclier d’Athéna, ornée de la tête de Méduse. En pleine discussion sur la restitution de la polychromie dans la statuaire grecque, Böcklin signe une œuvre morbide et atone d’une extraordinaire vigueur. Ne cherchant pas à livrer une version réaliste du visage, le peintre s’est concentré sur ce motif privilégié du symbolisme. Sa Méduse offre un visage empreint de stupeur, comme s’il était saisi au moment du décollement. Car l’histoire de cette jeune fille, violée par Poséidon dans le temple d’Athéna puis métamorphosée en monstre à chevelure de serpents, se termine dans la tragédie. Décapitée, elle orne le bouclier de la déesse guerrière et la protège. En effet, quiconque croise son regard est pétrifié sur le champ. Böcklin a réussi à combiner ce charme redoutable à la stupeur de la mort dans une version exempte de sang. La bouche laissée ouverte dans un cri muet offre la plus parfaite expression du symbolisme : le cauchemar.
L’empreinte, masque fidèle et œuvre à part entière
Jean-Baptiste Carpeaux a toujours célébré un certain naturalisme à mille lieues de l’idéalisme d’un retour à l’antique alors à la mode. Lorsqu’il réalise le moulage du visage d’Anna, la fille aînée de son meilleur ami, Foucart, avocat à Valenciennes, le sculpteur français a beaucoup de chance. Le masque de terre ne se rompt pas lorsque celui-ci est décollé du visage, conservant la moue espiègle et gracieuse de l’adolescente. On la retrouve en Flore dans le haut-relief réalisé pour le pavillon éponyme du Louvre, mais aussi dans La Rieuse aux roses, La Rieuse napolitaine et encore dans L’Espiègle. Carpeaux s’éprend d’Anna et la demande en mariage, sans succès, brisant aussi son amitié avec Foucart.
Ce masque est l’un des rares de l’exposition du musée d’Orsay à arborer un visage souriant et naturel. Carpeaux reste ici fidèle à son principe d’observation du réel, à ces jeux d’impression qui font la qualité de sa sculpture. L’empreinte ayant été retirée intacte, le père fit réaliser le moulage en plâtre afin de le protéger. Carpeaux l’a toujours considéré comme une œuvre à part entière, contrevenant aux dictats de l’académie, intransigeante envers le statut des ébauches.
Le masque nô, un japonisme d’export
Acquis par Auguste Rodin dans les années 1910, ce masque extraordinairement expressif jusqu’à la caricature n’était pas destiné à être porté par des comédiens du théâtre nô ou du kyôgen. Car de tels masques ne recherchaient pas une expressivité outrée, bien au contraire. Ces genres du théâtre nippon sont tombés en désuétude à l’ère Meiji (1868-1912), avec pour conséquence de précipiter la vente de ces accessoires de théâtre en Occident. Ainsi dès l’Exposition universelle de 1878, les masques japonais connurent un véritable succès.
Il faut préciser le développement, à la même période, d’une production spécifique de masques décoratifs destinée à l’exportation. Ceux-ci, sans ouvertures pour les yeux et la bouche, aux détails réalistes notamment au niveau du regard, étaient destinés à être accrochés. Ils représentaient le plus souvent des divinités ou des maladies.
Ce masque au faciès grimaçant acheté par Rodin représentait vraisemblablement une maladie dont il fallait prémunir sa maison.
Le fantasme de l’antique porté par les murs du Paris haussmanien
Pour ce photographe de l’architecture (il suivit les chantiers de la tour Eiffel, du Sacré-Cœur et la restauration du Mont-Saint-Michel), le motif du masque ornemental dont usa et abusa Charles Garnier pour son opéra fut une manne. On le retrouve dans nombre de ses clichés pris pendant la construction suivie par Durandelle de 1865 à 1872. Ses images révèlent combien l’architecte s’est inspiré des relevés de fouilles archéologiques largement diffusés à l’époque comme ceux des campagnes de Pompéi et Herculanum, pour produire un néoclassicisme lissé.
Ce document révèle ce mélange générique de modèles antiques issus de la tragédie ou du théâtre comique gréco-romain. Seuls les plus expressifs ont été intégrés. L’usage des masques de théâtre à l’antique s’est répandu dans l’architecture haussmannienne sous forme de mascarons plus ou moins fidèles aux sources.
Les mille et une trognes de Jean Carriès
Rarement, un artiste se sera autant dédié au masque. Jean Carriès sculpta dans un premier temps des bustes, avant de céder au pouvoir du masque. Il en a livré des séries entières comme celle des Masques d’horreur ou des Désolés. Dans L’Homme au nez cassé, le sculpteur s’inspire d’une œuvre éponyme de Rodin avec laquelle il joue à partir de son propre visage. Exercice quasiment introspectif, le passage du propre visage de l’artiste en masque expressif laisse un souvenir frappant.
Décoratifs, ces masques en grès émaillé n’étaient pas destinés à être portés. On ne peut s’empêcher devant cette galerie de portraits et d’autoportraits de penser aux fameuses « trognes » de Rembrandt, catalogue de peintures où l’artiste servait lui-même de modèle, endossant expressions et travestissements. Contemporains des expérimentations de Duchenne de Boulogne sur les Mécanismes de la physionomie humaine (1862, visibles jusqu’au 4 janvier dans l’exposition « Figures du corps », à l’école des beaux-arts de Paris), les masques de Carriès constituaient des visions fantastiques et donnaient visages à des cauchemars, sans jamais être loin des caricatures d’artistes comme celles de Messerschmidt.
En proie aux fantasmes du symbolisme
Dès le titre, on s’étonne devant un dénominatif aussi générique : UN masque. Alors même que celui-ci s’inspire directement d’une tête en bronze d’Hypnos (dieu antique du sommeil) sculpté par Scopas. Il ne s’agit donc pas de n’importe quel masque. Reprenant ses codes esthétiques de prédilection, Khnopff livre un visage androgyne aux sourcils roux, proche de ceux de ses muses féminines vénéneuses qui peuplent ses toiles. L’ambiguïté et l’ambivalence, entre le sommeil et la mort, voici où nous entraîne ce masque séducteur aux côtés duquel pose l’artiste au début du siècle.
Ce masque synthétise tous les thèmes chers au maître : la hantise, l’apparition, la vision, l’horreur, la mort, les monstres. Le regard transparent et glaçant de cette sculpture annonce le Buste d’une jeune femme anglaise aussi intitulé Futur, puis la composition Secret-Reflet. Toute la base du symbolisme est là : l’anticipation nourrie de fantasmes de l’antique, de peurs archaïques qui ne cessent d’accompagner Khnopff dans ces œuvres. Ce masque ornait sa maison-atelier érigée à la Cambre en 1902. Elle fut détruite et il reste peu de témoignages de ce temple de l’occultisme dédié au rêve et à l’imagination dont ce masque est la synthèse.
La tradition dans le modernisme
Cette photographie mettant en scène Kiki de Montparnasse tenant à côté de son visage un masque africain de danse yorouba fut publiée dans Vogue en 1926 avant de devenir une véritable icône de l’art moderne. Une fois de plus, le masque est associé au songe. Plutôt que de cacher la personnalité, il sert de motif pour révéler les âmes.
Beaucoup de textes ont été écrits à propos de cette image concernant l’opposition du primitivisme avec cette incarnation de la modernité qu’était Kiki. On a aussi pointé l’antagonisme entre les rituels ancestraux et la frivolité de la mode, l’opposition entre l’art et la vie. Mais surtout, en s’attaquant au motif iconographique classique de la femme au masque, Man Ray montre combien ses innovations s’ancraient dans une réalité historique plutôt que dans la rupture. Quelques années plus tard, en 1929, il a d’ailleurs photographié le Masque de mort de Modigliani, mais de profil, un point de vue inédit sur la longue tradition des masques.
Informations pratiques. « Masques. De Carpeaux à Picasso » jusqu’au 1er février 2009. Musée d’Orsay, Paris. Tous les jours, sauf le lundi, de 9 h 30 à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarifs : 9,50 et 7 €. www.musee-orsay.fr
Les masques de Carriès. Des artistes présentés à Orsay, Carriès est sans doute celui qui s’est le plus dédié aux masques. À quelques pas de là, le Petit Palais conserve un autre exemple étonnant de sa création : Masque grotesque fut réalisé en 1880 pour orner un encadrement de porte dans l’atelier de la princesse Edmond de Polignac. Seul élément figuratif de ce projet inachevé, ce visage terrifiant aurait dû surveiller le visiteur pénétrant dans l’espace.
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7 clefs pour comprendre le masque au XIXe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°609 du 1 janvier 2009, avec le titre suivant : 7 clefs pour comprendre le masque au XIXe