La 16e édition de la Biennale d’architecture à Venise invite à une réflexion sur la perception et l’expérience de l’espace. Murs, frontières, vide, air... sont convoqués pour ce voyage vers une liberté qui invite à l’optimisme.
Venise. Mieux vaut parfois enfoncer une porte ouverte : « L’architecture est une question d’espace dans lequel vivent des êtres humains », soulignent Yvonne Farrell et Shelley McNamara, architectes de l’agence Grafton, à Dublin, et commissaires de la 16e Biennale internationale d’architecture de Venise. D’où le titre de cette édition 2018 : Freespace, soit « espace libre ». Une thématique vaste que le tandem décrit, entre autres, par ces deux mots : générosité et humanisme. En clair : « L’architecture a la capacité d’être l’une des disciplines les plus optimistes, parce qu’elle est notre incarnation construite », affirment Farrell et McNamara. Déployée dans le pavillon central Italia, l’exposition principale « Freespace » réunit 71 agences internationales, tandis que les pavillons nationaux, répartis dans les Giardini, à l’Arsenale ou dans la ville, sont au nombre de 63, dont six participent pour la première fois : Antigua-et-Barbuda, Arabie saoudite, Guatemala, Liban, Pakistan et… Vatican.
À voir le nombre conséquent de maquettes exposées, il semble que, hormis l’édifice lui-même rien ne soit plus à même de traduire l’architecture que ce mode de représentation en trois dimensions, a fortiori pour un public novice. Mais appréhender l’espace, c’est aussi l’expérimenter. Dans la Corderie, le Suisse Valerio Olgiati a ajouté au milieu des poteaux historiques, tel un temple grec, une forêt de colonnes blanches laissant juste assez de place pour se faufiler autour, histoire « d’intensifier la prise de conscience de la qualité intrinsèque du lieu ». Dans le Pavillon suisse, les visiteurs déambulent, déstabilisés, dans une sorte de pavillon témoin banal, dans lequel ils deviennent tour à tour géants, puis lilliputiens, et vice versa. La perception de l’espace tangue allègrement et l’effet est bluffant.
Le vocable free– autrement dit « libre » – met le doigt sur une notion phare de l’architecture : le mur. L’espace commence et s’achève avec lui. En Allemagne, près de trente ans après la réunification, la chute du mur de Berlin est encore une affaire loin d’être réglée. Sur l’ancienne ligne de séparation, on compte, en effet, plus d’une cinquantaine de villages désertés. Étonnamment, les États-Unis font un pied de nez à leur président et posent de front la question : comment concevoir une frontière qui s’accommode de l’écologie, des ressources partagées et des communautés transnationales ? Avec le projet Mexus, une géographie de l’interdépendance, Teddy Cruz et Fonna Forman évoquent ainsi les réservoirs d’eau naturels disséminés dans les 400 000 km2 de région frontalière entre le Mexique et les États-Unis, actuellement partagés par les deux pays. « L’architecture est le plus politique des arts », répète à l’envi Paolo Baratta, président de la Biennale. Il n’a pas tort. Le Royaume-Uni, lui aussi, ne fait pas dans la nuance. Avec une installation intitulée à dessein Île, il montre un pavillon entièrement nu, à l’instar du vide sidéral qui hante cette période pré-Brexit. Seule échappatoire, une terrasse métallique installée sur le toit du bâtiment, histoire d’y reprendre sa respiration, voire aspirer à un nouvel horizon. Même besoin d’oxygène avec la Hongrie qui invite également les visiteurs à venir prendre un bol d’air sur une plateforme aérienne. Le Brésilien Pedro Varella Gru, lui, n’hésite pas à tacler le maître Oscar Niemeyer en proposant de rendre accessible le toit de son Musée d’art contemporain de Niteroi et de le convertir en spectaculaire belvédère sur la baie qui fait face à Rio.
Question liberté, la verticalité répétitive des tours a, elle aussi, du plomb dans l’aile. Aussi bien à l’extérieur, comme avec la Torre Cube de l’Espagnole Carme Pinos, à Guadalajara (Mexique), évidée au cœur pour laisser place à une « cour intérieure » verticale. Signé par l’agence Diller Scofidio + Renfro et livré en 2016, le Centre d’éducation Roy et Diana Vagelos, à New York, dont on peut voir, ici, une maquette et une vidéo, bouscule la monotonie des plans. À chaque étage – il y en a quatorze –, les dispositions changent et le volume intérieur file de bas en haut, tel un ruban, en un unique espace.
Moult bâtiments existants oubliés, sont revisités, sinon réactivés avec habileté. Sur une île de la mer Baltique, les Suédois de Skälsö Arkitekter proposent de transformer d’anciens bunkers militaires en espaces habitables. Le patrimoine peut d’ailleurs servir de prétexte pour envisager de nouvelles stratégies. « Lieux infinis, la France », sous la houlette de Nicola Delon, Julien Choppin et Sébastien Eymard, exhibe dix « lieux pionniers » en France, qui mettent en avant « des processus tactiques et audacieux », telles l’appropriation citoyenne, la création de zones de gratuité ou l’intégration d’usages non programmés. Le trio agit même in situ en « réactivant », sur l’île voisine du Lido, l’ancienne caserne militaire Guglielmo Pepe, désaffectée depuis 1999. Une action que la municipalité regarde, paraît-il, d’un mauvais œil.
L’architecture, enfin, est parfois faite de « petits riens » très subtils. Ainsi en est-il de ce projet au long cours du Portugais Eduardo Souto de Moura, qui, deux décennies durant, a métamorphosé l’ancien couvent de Santa Maria do Bouro, non loin de Braga (Portugal), en un hôtel exquis. « La seule manière de conserver le patrimoine est de vivre avec et de l’utiliser », insiste le grand architecte lusitanien, qui dit aussi la justesse de l’exercice : « Si nous allons trop loin, nous gâchons le projet. Si nous ne faisons pas assez, cela ne fonctionne pas. » Une formule qui, somme toute, pourrait convenir à l’ensemble de la discipline.
— La Mention spéciale pour la meilleure participation nationale est attribuée au Royaume-Uni pour Island ;
— Le Lion d’or pour le meilleur participant à la 16e Exposition internationale Freespace est attribué à Eduardo Souto de Moura (Portugal) ;
— Le Lion d’argent pour un jeune participant prometteur est attribué à Jan de Vylder, Inge Vinck et Jo Taillieu (Gand, Belgique) ;
— Les Mentions spéciales pour leur participation à la 16e Exposition internationale Freespace sont attribuées à Andra Matin (Jakarta, Indonésie) et Rahul Mehrotra (Mumbai, Inde) ;p
— Le Lion d’or pour l’ensemble de son œuvre est attribué à Kenneth Frampton (Royaume-Uni).
jusqu’au 25 novembre, à l’Arsenale, dans les Giardini, ainsi que dans divers lieux de la ville. www.labiennale.org.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°504 du 22 juin 2018, avec le titre suivant : 2018, l’odyssée de l’espace