VENISE / ITALIE
Dans un monde troublé par les crises et les conflits, la Biennale de Venise propose cette année, à travers ses 136 artistes venus de 53 pays, un état de la planète et de ses « futurs » sous la figure tutélaire de Karl Marx.
A quel pouls bat le monde ? Pas seulement celui de l’art dont la Biennale de Venise est l’un des diapasons majeurs, mais celui du monde dans lequel nous vivons : inégal, imprévisible, dont les conflits et les dégradations sont légion. C’est parce qu’il sait regarder le monde depuis qu’il s’est affirmé comme un commissaire incontournable à la Documenta 11 de Cassel entre 1998 et 2002, qu’Okwui Enwezor endosse, pour le 120e anniversaire de cette manifestation, la direction artistique de la biennale. Avec 136 artistes et 159 œuvres inédites, ce ne sont pas moins que « Tous les futurs du monde » que veut montrer le commissaire selon le titre qu’il a donné à l’événement. Il s’est penché sur l’histoire, celle de la biennale d’abord, pour construire son projet. Et plus particulièrement sur l’édition de 1974 dont la programmation s’était engagée pour la défense de la liberté au Chili, pays tombé depuis un an sous la dictature de Pinochet, et ainsi ouvert le débat sur la lutte des arts contre le fascisme. Enwezor reprend la figure de l’agora qui avait été centrale dans ce projet historique mais un peu oublié, il faut l’avouer, et l’installe au beau milieu du pavillon international des jardins : en son sein, la lecture non-stop pendant sept mois du Capital de Marx. Le futur serait-il nostalgique ? Les modèles politiques incapables de se réinventer sans ses figures tutélaires ? Il semblerait bien que non car, pour imaginer le futur, il faut savoir tirer les leçons du passé nous dit avec sagesse Enwezor.
Un casting engagé
Au sein de son agora conçue par David Adjaye, des comédiens dirigés par le vidéaste Isaac Julien sont à pied d’œuvre pour lire la somme de Marx parallèlement à un programme de performances, de projections et de discussions. Ainsi, le duo Joreige et Hadjithomas fait-il lui aussi lire un ouvrage de son cru (Latent Images: Diary of a Photographer) tout en exposant des photos inédites du Libanais Abdallah Farah. Jason Moran travaille, quant à lui, à partir des rythmes des chansons des prisonniers du pénitencier d’Angola – une des pires prisons politiques des États-Unis où sont encore incarcérés des membres des Black Panthers. Ainsi, la forme de la performance est-elle centrale pour Enwezor car elle a aussi la part belle à l’Arsenal avec une chorale que dirige le duo Allora et Calzadilla. Face à cette apologie du vivant, c’est une myriade de mini-anthologies qu’a voulue le commissaire, consacrant des figures majeures comme Hans Haacke, dont l’engagement politique n’a jamais failli depuis les années 1970. Le travail de Fabio Mauri, figure de l’art italien récemment disparu, répond aussi de cette responsabilité politique, de cette urgence froide sculptée en mode critique et conceptuel. Adrian Piper, Walker Evans, les cinéastes Eisenstein et Chris Marker, l’activiste Inji Efflatoun constituent des évidences salutaires mais on sera plus circonspect de retrouver Bruce Nauman ou Robert Smithson dans ce casting engagé.
Saâdane Afif, Mathieu Kleyebe Abonnenc, Boris Achour, Christian Boltanski, Chris Marker, Philippe Parreno et Lili Reynaud-Dewar sont nos dignes représentants parmi une vaste sélection qui s’ouvre évidemment beaucoup à la scène panafricaine, une des expertises d’Enwezor. Parmi les conflits qui déstabilisent notre monde, celui de la Syrie est évoqué à travers un collectif anonyme de réalisateurs, Abounaddara, fondé en 2010. Enwezor articule ainsi « la nature des choses » à « l’apparence des choses », générant un parcours dialectique entre ces deux modes d’analyse du monde, espérant constituer un « Parlement des formes ». La fixité des expositions conventionnelles est donc ici prise pour cible, mise en crise par la performance, la prise de parole, des formes de réactivité au monde autant qu’une exhortation du sensible. Est-il réaliste ce monde-là ? Les filtres et codes devraient être nombreux, fuyant la littéralité et les dangers d’une réaction à chaud, au risque peut-être de rencontrer des œuvres d’une haute complexité conceptuelle.
Afin d’éviter que cette image du monde ne se fasse chaos improductif, Enwezor a organisé son exposition selon des filtres polarisants, depuis le néologisme liveness installé dans l’agora jusqu’au Jardin du désordre à l’Arsenal. Dans cette réflexion sur le jardin clos, son ordre et sa pureté, il y est notamment question d’environnement. La nature n’est donc pas oubliée dans la relecture que l’exposition fait de la bible du marxisme, car le danger de ne voir le monde naturel que comme une ressource est déjà présent dès 1867. C’est pourquoi, pour Enwezor, il est urgent de reprendre le Capital mot à mot, ses quatre tomes, de l’écouter et de le lire, de s’engager dans une compréhension qui devrait éclairer notre monde et raviver notre sens critique. Presque un plaidoyer sous la plume du commissaire. L’exposition dira si elle remue suffisamment pour s’inscrire dans les annales comme un appel au sursaut de conscience, peut-être même jusqu’au combat.
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À Venise, une vision politique du monde
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 22 novembre, de 10 h à 18 h, sauf le lundi, et l’Arsenal de 10 h à 20 h le vendredi et samedi jusqu’au 26 septembre.
Commissaire : Okwui Enwezor. Tarifs : 25 et 22 €.
www.labiennale.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°680 du 1 juin 2015, avec le titre suivant : À Venise, une vision politique du monde