Au Laboratoire, Shilpa Gupta réveille la conscience du spectateur.
PARIS - Au moment où des voix s’élèvent en France pour dénoncer le danger que représente paradoxalement la politique du tout-sécuritaire, l’artiste indienne Shilpa Gupta interroge les mécanismes de la peur, réflexe animal de protection, et sentiment tristement emblématique du XXIe siècle. Pour le Laboratoire, espace d’exposition – et d’expérimentation, entre art et science –, elle a préparé « While I sleep », en collaboration avec la neuropsychologue Mahzarin Banaji. Quelques mois après les attentats de Mumbay, en Inde, et dans un paysage mondial qui voit s’accroître le sentiment nationaliste et les violences terroristes, l’artiste en appelle à la science pour pénétrer la fabrique de la peur (de l’autre). Deux constats se dégagent des études menées par Mahzarin Banaji grâce au « Test d’associations implicites » auquel le visiteur pourra se soumettre. Il révèle ainsi que la propension d’un enfant à associer l’araignée au sentiment de peur, ou encore d’un sujet blanc à relier un individu noir à la notion de danger, relève bien moins de l’inné que de l’acquis. Aussi, une grande part des pensées qui orientent ces préjugés est de nature inconsciente, et parfois contradictoire avec les affirmations du sujet (« je ne suis pas raciste »). Ainsi, l’apprentissage de la peur est-il passivement intégré aux 90 % de pensées inconscientes qui forment notre cerveau, une part difficilement « re-modelable » comme l’explique la neurologue. Cet exposé nourrit l’intérêt de l’artiste pour la formation de l’opinion publique et rejoint bientôt son appréhension de la société des médias sous le patronage de Marshall McLuhan et Noam Chomsky. Appliqués dans le champ politique, ces constats appellent des conclusions effrayantes, qui semblent donner la couleur de cette mise en scène, et justifier le ton provocateur des pièces qui la compose. D’emblée, le titre poétique pourrait se lire dans un miroir et crier l’urgence d’une injonction : « Wake up ! ». L’exposition de Shilpa Gupta met à l’épreuve les convictions de l’artiste, qui voit dans l’art une forme d’expression « encore indépendante », de résistance aux modes d’assimilation du tout-médiatique, où le spectateur est un lecteur et non un récepteur passif. L’artiste mesure ses réflexes « médiatico-pavloviens » en jouant avec les mots. Sur un test ophtalmologique, elle lui fait voir le mot « FCAT » où il croira lire « FACT ». Déjouant les mécanismes de réception de l’information qui inculquent discrètement les valeurs du bien et du mal, elle détourne ici la fonction de ses outils. D’un côté, un tableau d’affichage d’aéroport – symbole du contrôle et de la surveillance, et paradoxalement lieu de l’envol et de la libre circulation – pose des questions existentielles. De l’autre, Singing Cloud est un volume suspendu recouvert de milliers de micros hors d’usage qui ont trouvé ici une fonction d’émetteur. Cette masse noire serait-elle la matérialisation du cauchemar ? la représentation de la zone du cerveau où la peur se localise ? ou encore le refoulé, les idées incontrôlables ? ou bien par analogie, la masse populaire, informe, multiple ? Singing Cloud diffuse par le biais de ces micros ses histoires, chante ses fantasmes : « s’envoler », se libérer des préjugés. « I Was Born with a Memory » rappelle le tableau d’affichage ; et je ne peux rien y changer. Mais comment contrôler la « mémoire implicite », comme la nomme Banaji ? celle qui m’apprend la peur de la différence « alors que je dors » ? Il est temps de se réveiller.
SHILPA GUPTA ET MAHZARIN BANAJI, « WHILE I SLEEP », jusqu’au 4 mai, Le Laboratoire, 4, rue du Bouloi, 75001 Paris, tél. 01 78 09 49 50, www.lelaboratoire.org, du vendredi au lundi 12h-19h.
WHILE I SLEEP
Commissaire de l’exposition : Caroline Naphegyi
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Un sommeil lourd
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°297 du 20 février 2009, avec le titre suivant : Un sommeil lourd