Elles possèdent leurs défenseurs et leurs détracteurs, leurs star curators, leurs recettes et, parfois, leurs artistes… Les biennales constituent désormais un réseau de l’art actuel. Mais à quel prix ?
Pas moins de cent biennales d’art contemporain existent aujourd’hui dans le monde dont cinquante activées rien que pour l’année 2009. Avec une telle donne, comment trier le bon grain de l’ivraie ? Les organisateurs eux-mêmes sont confrontés à un véritable casse-tête : peut-on encore réussir une bonne biennale ? Et le spectateur dans tout cela, qui est-il vraiment ? Comment peut-il s’y retrouver parmi cette démultiplication d’événements-expositions à la périodicité variant de deux à cinq, voire davantage, d’années de réapparition ?
Les questionnements sont aussi nombreux que les errements curatoriaux et critiques. Le monde de l’art et les amateurs d’art ne savent plus désormais à quel saint se vouer. Rien que cette année en France, le flâneur s’est vu offrir de nombreuses possibilités : Estuaire, drôle d’objet programmé tous les deux ans, mais pour seulement trois éditions majoritairement positionnées dans l’espace public sur une soixantaine de kilomètres, la microbiennale de Melle [lire rubrique Actualités p. 15] dédiée à la nature et au paysage et, enfin, à partir de septembre, la Biennale de Lyon qui s’est imposée sur l’échiquier international des grands rendez-vous de l’année.
Elle s’est d’ailleurs dotée depuis trois éditions d’événements collatéraux (foires, exposition, salon de jeunes artistes) pour attester de sa vitalité et diversifier l’éventail de ses atours. Mais fut aussi commise cette année la triennale de l’Art français, la mal nommée « Force de l’art », exemple éloquent d’un ratage aussi artistique que public, tant ils furent peu nombreux à arpenter le plateau de fromages concocté par Philippe Rahm en guise de scénographie.
Mais 2009 est surtout une année à Biennale de Venise, la championne du genre, un phénix à chaque édition vilipendé, mais adoré par ses détracteurs qui ne se passeraient pour rien au monde de sa fréquentation au moment du vernissage. Tout voir et y être vu reste le sport le plus pratiqué de la première semaine du mois de juin, avant d’éreinter l’événement la semaine suivante durant la Foire de Bâle, tout en y achetant des œuvres d’artistes « vus à Venise », tant qu’à faire ! C’est bien toute la contradiction de l’exercice. Ces derniers temps, nombre de professionnels (critiques, commissaires et directeurs d’institution) s’accordent même sur le fait que c’est dans les foires qu’ils recrutent leurs poulains et non plus dans les biennales. Alors à quoi bon ?
L’intelligentsia à son chevet
Il est symptomatique de voir le nombre de dossiers critiques ouverts sur le « cas » biennale ces dernières années. Peut-on encore réussir une biennale y étant le maître mot. Au printemps dernier à Faenza en Italie, pour le Festival de l’art contemporain, artistes et commissaires du monde entier étaient réunis pour débattre autour du thème « Tout sur les biennales ». Traitant de ce phénomène désormais global et exponentiel, des artistes comme Tomas Saraceno, Jannis Kounellis et Monica Bonvicini ont débattu ainsi avec les têtes d’affiche curatoriales Hans-Ulrich Obrist, Massimiliano Gioni, Nicolas Bourriaud, Adam Budak ou encore Chus Martinez et Achille Bonito-Oliva.
En ressort-il pour autant un modèle ? Un futur ? Toujours pas, époque post-moderne oblige, c’est bien la confusion des genres qui règne. Il n’y a pas plus flou qu’une biennale. La prochaine Biennale de Bergen, en Norvège, préfère pour l’instant organiser un symposium sur le sujet en septembre afin de viser plus juste et réunira un panel de haute voltige pour analyser et envisager un avenir plus radieux au format biennal.
À chacun sa recette…
On connaît toutefois les recettes de base, comme pour les crêpes. La biennale à thème unique avec une colonne vertébrale explorée à chaque édition, comme dans le cadre de la 4e Biennale de Melle (du 27 juin au 30 août) attachée aux problématiques de la nature et des œuvres in situ au cœur de cette petite ville du bocage niortais. Cette année, vingt-quatre artistes français et internationaux avaient l’arbre comme point focal. Ce type de biennale rejoint aussi le modèle destiné à promouvoir une scène nationale, comme la Biennale du Whitney pour l’art américain ou la Triennale de la Tate Modern à Londres. C’est aussi sur ce créneau qu’a été tentée pour ses deux premières éditions, La Force de l’Art à Paris.
Il existe aussi la biennale à thèse, expérimentale, ultra-pointue. Qu’elle postule ou non une nouvelle histoire de l’art, elle s’impose généralement par des propositions décadrées. La Documenta s’est imposée dans l’exercice depuis plusieurs éditions, tout comme la Biennale de Berlin. Mais la qualité n’est pas forcément garantie.
Nombre de professionnels citent en exemple la Biennale de Berlin confiée en 2006 à Maurizio Cattelan et ses acolytes pour sa dimension prospective et expérimentale, l’originalité des lieux trouvés pour l’occasion et la sélection éclectique et éminemment prospective. La dernière édition, qui s’était en revanche positionnée en contre-biennale, plus conceptuelle, moins show-off, mais avec un fil rouge bébête (la ville de Berlin dans son rôle géopolitique), était globalement pénible, rébarbative et peu excitante. Il n’y a donc pas de loi du genre. Le contenu intellectuel peut être parfois aussi pénible à apprécier qu’une exposition spectacle.
Roger Buergel à la dernière Documenta (2007) n’a pas été, lui non plus, à la hauteur des éditions précédentes d’un Okwui Enwezor (2002) ou d’une Catherine David (1997), le premier ouvrant le débat sur les notions de postcolonialisme et la deuxième ayant offert une édition exigeante, mais cruciale quant à la place du documentaire dans l’art des années 1990.
Ensuite vient la biennale panoramique, à thématique large. Plus globalement, il s’agit du modèle ayant cours à Venise : « Faire des mondes » cette année [lire L’œil n° 615], « Le plateau de l’humanité » en 2001, « La dictature du spectateur » en 2003. Les thèmes sont accessibles et fédérateurs, adaptés au tourisme culturel.
Mission impossible ?
Bref, on l’aura compris, pas de recette magique, aucun standard pour la biennale, elle répondrait plutôt aujourd’hui du lifestyle. On peut autant passer du gigantisme pompier au panorama confidentiel jusqu’à la thèse. Au retour de Venise, il était de bon ton de « casser » la biennale pour son classicisme. Mais qu’attend-on de ce mammouth ? Un divertissement ou une leçon ? Du choc, de l’expérimental, de la rébellion, de la polémique ?
Pour Carolyn Christov-Bakargiev, commissaire de la Biennale de Sidney en 2008, en charge de la prochaine Documenta en 2012, cela relève de la mission impossible : « Biennale signifie “tous les deux ans”. Le terme lui-même empêche toute possibilité de radicalité ou de prise de position absolue, il empêche de créer de l’inattendu. Si une biennale revient tous les deux ans, elle ne peut pas être inattendue. […] La question aujourd’hui, c’est comment ne pas faire quelque chose qui ressemble à du contemporain, à un festival, à de la communication, en fait comment délivrer l’événement de tout cela. Pour un commissaire, faire une biennale signifie apprendre auprès des artistes à naviguer dans ce malentendu, comment composer une exposition avec eux, mais aussi comment les éviter tout en les célébrant ! »
Ce qui est surtout symptomatique des dix dernières années avec la multiplication des biennales, c’est le transfert qui s’est opéré. La critique d’art française Catherine Francblin, dans un article de 1999 intitulé « À quoi servent les biennales », avait pressenti la situation actuelle : « Reste à espérer qu’on n’aura pas alors à mener une bataille contre une guest-list d’organisateurs d’exposition après avoir gagné le combat contre la guest-list des artistes. » Et c’est effectivement ce qui s’est imposé en dix années. Prenant modèle sur le Suisse Harald Szeemann, mercenaire du genre, archicommissaire qui a aussi signé d’importantes contributions à l’histoire de l’art, l’art contemporain s’est doté d’un who’s who de « curateurs ».
Le curateur en sélectionneur
Francesco Bonami (conseiller de la fondation Sandretto de Turin et conservateur au musée de Chicago), pour la 50e édition de la Biennale de Venise en avait parfaitement démontré la force en invitant le « gratin » : avec entre autres, Hans Ulrich Obrist (cofondateur de Manifesta, commissaire de Biennale de Lyon 2007), Hou Hanru (commissaire de la prochaine édition lyonnaise et par le passé de celle d’Istanbul), Daniel Birnbaum (cette année en charge de la Triennale de Turin et de Yokohama puis de la Biennale de Venise). Un petit monde qui règne sur les grands événements internationaux. Et Bonami signera d’ailleurs la prochaine Biennale du Whitney.
Car désormais, il ne suffit plus de panacher une liste d’artistes inconnus, de têtes d’affiche et de superproductions pour appâter le chaland et les professionnels, il faut un sélectionneur officiel de premier plan, cumulard de préférence. Daniel Birnbaum lui donne la séduisante définition d’imprésario. Le jeune trentenaire Massimiliano Gioni, ami de Maurizio Cattelan, médiatique directeur artistique de la fondation Trussardi à Milan et curateur associé au New Museum, est d’ailleurs rentré dans le secteur en étant un des fondateurs de la nouvelle Triennale de New York et en venant d’être nommé à la Biennale de Kwangju en Corée. La première édition « Younger Than Jesus » a fait grand bruit en se basant sur le principe de montrer des artistes de moins de 33 ans (cent quarante-cinq œuvres en tout), élus parmi une sélection opérée par la jet-set curatoriale internationale. Un pur marketing artistique révélateur de ces années 2000. Il est en revanche un fervent défenseur du format biennale : « Celui qui critique les biennales par principe se trompe : on parle d’instruments à très fort potentiel, dotés d’une grande capacité d’adaptation. Et pour les jeunes, cela leur permet d’être “enivrés”. » Pour lui, ce type d’événement n’est pas en perte de vitesse. « La Biennale de Venise reste une expérience unique pour le public et pour les artistes, non seulement parce qu’elle est la plus ancienne, mais aussi parce qu’elle a réussi à se renouveler, même dans les conditions les plus difficiles… Je demeure un grand supporter des biennales. Les attaquer a priori juste parce qu’elles s’appellent biennales, c’est un peu comme reprocher à un médecin qu’on est malade. Ce n’est pas que les biennales sont responsables d’un certain type d’art ; ce sont des instruments. Elles ne sont pas mauvaises en soit, tout dépend de l’usage qu’on en fait. Et malgré tout le respect que j’ai pour les autres institutions, elles ont une flexibilité et la capacité de s’adapter à des temporalités qui sont uniques. »
Pour cet inconditionnel vénitien, qui fut l’un des tout premiers à montrer le travail de la Suédoise Nathalie Djurberg récemment primée sur la lagune, l’événement reste primordial pour un artiste. Et il n’est pas le seul à plaider en faveur d’une plus grande écoute des artistes, à l’instar d’Hans-Ulrich Obrist. Et Gioni d’ajouter : « Quand l’invitation est passée à de jeunes artistes, la biennale peut se révéler une expérience inoubliable. Je pense à Gino de Dominicis qui participait à sa première biennale en 1972 à l’âge de 25 ans ou à Maurizio Cattelan qui en avait 33, ou à Paola Pivi qui était âgée de 28 ans. La participation à un événement international éminent a un effet extraordinaire sur les travaux d’un artiste. Et je ne parle pas ici de marché ou de valeur économique, je parle de la sensation de faire partie d’un dialogue international et d’avoir, pour la première fois, la perception que sa propre œuvre peut être importante non seulement pour soi et pour ses amis, son entourage, qu’elle fasse finalement partie d’un débat culturel. »
Faire et défaire
La force principale de Venise, c’est bien d’adouber. Mais défait-elle des carrières pour autant ? Un Claude Lévêque malmené par la critique voit-il sa carrière internationale plombée ? Venise est déterminante à plus d’un titre. On peut y effectuer son come-back, comme Bruce Nauman, ou ses premiers pas. Mais la surexposition ne laisse aucune place au hasard.
Peut-on affirmer pour autant que ce type d’événement entraîne inévitablement un artiste vers davantage d’activité après un passage à Venise, surtout lorsqu’il était dans le pavillon international « curaté » par une personnalité du top 10 ? Incontestablement lorsqu’on regarde le curriculum vitae d’une Tatiana Trouvé ou d’une Dominique Gonzalez-Foerster. Venise adoube des espoirs lancés dans d’autres biennales et agit comme un sas de validation, talonnée tous les cinq ans par la Documenta de Kassel. Ensuite, les roues tournent au gré des « imprésarios », car ce sont vraiment eux les grands vainqueurs de l’inflation des biennales. D’ailleurs n’est-on pas déjà en train de prédire leur mort ?
Mais rappelons tout de même que dès 1965, Michel Ragon écrivait à propos de la défunte Biennale de Paris : « À quoi servent les biennales ? » On n’en a pas fini avec la question.
Grandes différences physiques : « Il existe une différence entre la Biennale de São Paulo, rassemblée sur trois étages, dans un bâtiment construit par Oscar Niemeyer, et une biennale dispersée à travers plusieurs bâtiments (prisons, mosquées, châteaux…) ou présentée dans une grande halle industrielle comme celle de Lyon. São Paulo permet d’accueillir des expositions historiques prestigieuses, des pans entiers de musée s’y retrouvent », faisait remarquer Catherine Francblin, il y a dix ans. On peut aussi ajouter l’itinérance, comme pour Manifesta qui change de pays à chaque édition. L’an dernier, celle-ci cumulait l’exotisme excentré du Tyrol italien avec l’éparpillement des sites, forçant à jongler avec les transports en commun. Un exercice qui aura vite lassé devant la faiblesse des expositions proposées, trop locales et téléguidées par la Région, principale source de financement. Quant à Estuaire, entre Nantes et Saint-Nazaire, la chasse au trésor peut vite se révéler pénible et illusoire.
Municipale, régionale, nationale ou privée
À ces disparités physiques s’ajoute la disparité des statuts. Les biennales peuvent être des organismes indépendants ou municipaux, régionaux voire nationaux (type La Force de l’Art, gouvernementale). Elles peuvent aussi être rattachées à une structure muséale (type Whitney Museum, Tate Modern ou New Museum). Plus inattendu, l’une des deux biennales de Prague lancée en 2005 est à l’initiative de la revue italienne Flash Art. Pourvu qu’on ait le label « biennale », juste un effet marketing en somme !
Sophie Flouquet
Comment fonctionne la sélection des pavillons à Venise ?
Puisqu’il s’agit de la dernière biennale à afficher ce système de représentations nationales et de compétition alors que São Paulo a abandonné le principe il y a quelques années, tout comme l’idée de remettre des prix, penchons-nous sur la méthode très disparate de sélection des différents pavillons sur la lagune.
Question de « préférence » nationale
À commencer par le français. Cornaquée par Culturesfrance [lire p. 124] et la Délégation aux arts plastiques, la sélection fait consensus autour d’un artiste représentatif de la scène française. Cette année circulaient les noms de Philippe Parreno, Loris Gréaud, Roman Opalka, Xavier Veilhan et Claude Lévêque, finalement retenu. C’est lui qui choisira son commissaire, ici Christian Bernard. Ces dernières années, ce sont toujours des poids lourds de la scène hexagonale qui ont été choisis (représentés eux-mêmes par d’importantes galeries capables de mener des recherches de fonds significatives), de Jean-Marc Bustamante en passant par Annette Messager, Sophie Calle et Pierre Huyghe.
En Allemagne, on choisit avant tout un commissaire. Cette année, le pays est représenté par un Britannique. Un peu comme pour l’Eurovision lorsque Céline Dion avait chanté pour le Benelux ! Et lors de l’édition 2007, la Française Christine Macel était commissaire du pavillon belge d’Éric Duyckaerts, lui-même résidant en France.
Aux États-Unis, ce sont des institutions qui sont choisies pour s’occuper du pavillon, comme le musée de Philadelphie cette année. Pour le consortium des pays d’Amérique latine, c’est une association qui génère le projet. Quant à l’Ukraine, c’est à la fondation privée Pinchuk qu’est revenu l’honneur d’incarner une nation avec sa sélection. Bref, comme pour les biennales, il n’y a pas de règlements pour les pavillons. Ni de limites de budgets. Mais cette année, crise oblige, les chiffres sont plus difficiles à obtenir !
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Trop de biennales tue les biennales ?
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Abonnez-vous dès 1 €La Biennale de Venise 2009 est ouverte jusqu’au 22 novembre 2009. Exposition « Making Worlds » à l’Arsenale et aux Giardini. Les pavillons officiels sont à visiter aux Giardani et dans la ville. À lire le dossier complet sur Venise dans L’œil n° 615 (juillet-août 2009). Tous les jours de 11 h à 18 h. Giardini (fermés le lundi), Arsenale (fermé le mardi). Tarifs : 18 et 15 €. www.labiennale.org
La Biennale de Lyon 2009 est ouverte du 16 septembre 2009 au 3 janvier 2010. Exposition « Le spectacle du quotidien » sur quatre sites : la Sucrière, le musée d’Art contemporain, la fondation Bullukian et l’entrepôt Bichat. Du mardi au dimanche de 12 h à 19 h, nocturne le vendredi jusqu’à 22 h. Tarifs 12 et 6 €. www.biennaledelyon.com
À lire, le hors-série de L’œil. En 2009, la Biennale de Lyon fête ses 20 ans. À cette occasion, L’œil édite un hors-série de 100 pages sur les 100 artistes qui ont marqué les 10 éditions lyonnaises. En vente dans les librairies de la Biennale.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°616 du 1 septembre 2009, avec le titre suivant : Trop de biennales tue les biennales ?