Avec plus de cent événements recensés dans le monde, les biennales d’art contemporain sont devenues un phénomène. Vecteur d’une mondialisation de l’art, elles sont aussi muées en redoutable outil de communication. De quoi se demander à qui profite une biennale ? Aux artistes ou à ses organisateurs et bailleurs de fonds ?
Si depuis plusieurs années les observateurs glosent sur l’avenir des biennales, force est de constater que si crise il y a, celle-ci n’est pas numérique. De Venise à São Paulo, en passant par Lyon et Berlin, l’amateur devra savoir gérer ses réservations de transport aérien pour parvenir à sillonner le catalogue complet des biennales d’art contemporain. Sans oublier les événements apparentés, dont la temporalité singulière les place dans une catégorie à part, comme la Documenta de Kassel (Allemagne) qui ne se tient que tous les cinq ans.
Manifestation temporaire, la biennale supporte mal la définition, tant l’hétérogénéité règne. Certains observateurs se font plus acerbes. « Dans le cas d’une biennale, et à la différence d’une exposition, les enjeux principaux se situent bien davantage en aval de la manifestation qu’en amont : il s’agit de faire de la représentation (en mettre plein la vue si possible)… », écrivait ainsi la critique Élisabeth Wetterwald dans un article publié dans le magazine 02. De là à dire que les biennales créent plus de buzz médiatique que de contenu artistique…
Venise, l’esprit de compétition
Dans ce grand ensemble aux frontières mouvantes, dont l’histoire est faite de succès et d’échecs, toutes les biennales ne pèsent toutefois pas d’un poids égal. Et certaines biennales « historiques » continuent de jouer un rôle clef, au premier rang desquelles la doyenne de Venise. Créée en 1895, maintes fois amendée dans son organisation, Venise continue à entretenir une idée de compétition entre nations, héritée du xixe siècle.
L’origine de sa création est d’ailleurs assez singulière. Cette « exposition artistique nationale et biennale » a en effet été lancée à l’occasion du jubilé du mariage d’Umberto Ier, roi d’Italie assassiné en 1900, et de Marguerite de Savoie. L’événement artistique, qui réunit le gratin des créateurs italiens, était alors le cadeau offert par la Sérénissime à la famille royale. Rapidement, la manifestation va toutefois prendre une nouvelle ampleur par l’accueil de pavillons nationaux de différents pays. L’esprit ambiant est celui de la compétition – pacifique – internationale, sur le modèle des expositions universelles et des expositions d’art et d’industrie en vogue au xixe siècle.
Ce modèle, qui pourrait paraître éculé, a traversé le siècle même s’il a été étoffé d’expositions thématiques. Il continue même à attirer de nouveaux pays, soucieux de s’inscrire dans le club des pays promoteurs de la création contemporaine. En 2009, signe des temps, les Émirats arabes unis (EAU) étaient ainsi de la partie.
À Paris, la formule ne marche pas
Quelques villes auront pourtant tenté, après la Seconde Guerre mondiale, de contester à Venise ce leadership sur les biennales. En 1951, São Paulo (Brésil), capitale économique du Brésil, se paie ainsi sa première biennale d’art contemporain. L’événement est de taille puisqu’il décide d’exploiter les failles du système vénitien, centré sur les artistes occidentaux, en invitant les artistes dans un pays encore marginalisé culturellement. L’idée de ses organisateurs est de rompre l’isolement du pays en offrant à ses artistes l’occasion de se confronter aux grands noms de l’art international.
La manifestation connaîtra des heures brillantes, mais aussi des crises récurrentes, notamment budgétaires, du fait de son financement sur des fonds privés. En 2008, sa 28e édition, après avoir frôlé l’annulation, a exploré l’idée du vide – avec très peu d’œuvres –, dans une forme d’introspection découlant des coupes claires opérées dans le budget de la manifestation.
Espérons qu’elle ne connaisse pas le même triste sort que celui de la Biennale de Paris. Lancée en 1959 à l’initiative de Raymond Cogniat et placée sous les auspices d’André Malraux, cette manifestation voulait, à son tour, affirmer sa différence avec Venise et São Paulo. Ces dernières privilégiant des artistes déjà confirmés, Paris mise sur le jeunisme et choisit d’inviter la jeune garde. Si les pays participants, via leurs ambassades, opèrent leur propre sélection – hormis la sélection française qui passe sous les fourches de quatre jurés –, tous doivent respecter un critère : ne retenir que des artistes âgés entre 20 à 35 ans. Le succès est au rendez-vous. Quarante pays répondent favorablement pour la première édition qui voit émerger de nouveaux talents dénommés Yves Klein ou Robert Rauschenberg.
Mais le succès est parfois difficile à gérer. Trop à l’étroit au Musée national d’art moderne, à l’époque où il occupait encore le Palais de Tokyo, la biennale hésite sur son modèle. Les sélections nationales sont abandonnées, puis relancées en 1980 et 1982. Cette année-là, une nouvelle section voit le jour. Consacrée à l’architecture, elle est pilotée par une figure montante, Jean Nouvel... Mais les difficultés financières commencent à peser dans les coulisses de la manifestation. En 1985, ses organisateurs jouent leur va-tout et implantent la « Nouvelle Biennale de Paris » à la Grande Halle de la Villette, restaurée à grands frais. La limite d’âge, qui faisait l’originalité de la biennale, est abolie. « On nous annonçait une nouvelle biennale, où est-elle ? écrit alors Pierre Cabanne dans le Matin de Paris (22 avril 1985). Il aurait fallu dresser un bilan contrasté de la création depuis 20 ans et on nous refile une Documenta émasculée. » L’épitaphe de la Biennale de Paris est écrite. Le déficit financier de l’association de gestion provoque sa liquidation judiciaire. Paris sera désormais privé d’événement international.
Lyon, la reine des biennales
La renaissance viendra de Lyon. En 1991, Thierry Raspail, directeur du nouveau musée d’Art contemporain, soutenu par la ville de Lyon et le ministère de la Culture, lance la première édition de la Biennale de Lyon autour du thème de « L’amour de l’art ». La critique et le public avalisent l’initiative et les commissaires prestigieux s’y succèdent : Harald Szeemann, Jean-Hubert Martin, Hans-Ulrich Obrist…
Lyon a donc détrôné Paris, malgré le lancement récent de deux nouvelles manifestations au Grand Palais – à grand renfort de communication – par le ministère de la Culture. Ainsi de La Force de l’Art, blockbuster – sans le public ! – destiné à identifier et promouvoir une scène nationale dans un esprit proche de la Biennale du Whitney. Créée en 1932 par le musée new-yorkais éponyme, celle-ci vise à soutenir la jeune création américaine, mais aussi à enrichir les collections du musée. Ou encore de Monumenta – affublé d’un curieux nom plagiant celui de Documenta –, qui n’est en réalité qu’une grande exposition monographique triennale.
Dans cette galaxie, le nom de Documenta fait en effet frémir d’envie l’amateur, tant l’événement est hors norme : créé en 1955 et organisé tous les cinq ans, il dure précisément cent jours et vise à écrire à chaque édition une page d’histoire de l’art. Arnold Bode, son créateur, pensait alors que l’art contemporain pouvait aussi panser les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale et ouvrir à nouveau les allemands au monde. Un projet autant politique que culturel.
Une course à l’image
De fait, la géopolitique a beaucoup joué dans l’éclosion des biennales. En 1973, c’est Sidney (Australie) qui décide de s’inscrire dans les circuits internationaux et de rompre son isolement avec une nouvelle biennale, dont la première édition se tient dans l’emblématique nouvel opéra. Dans les années 1980, La Havane se met dans la partie en créant une manifestation destinée à servir de point de rencontre pour les artistes sud-américains, dans une optique tiers-mondiste. En 1987, Istanbul crée sa première biennale comme un pont entre l’Europe et le Moyen-Orient.
Le processus s’accélère encore avec la chute du Mur de Berlin. L’affrontement entre deux blocs n’a plus lieu d’être et plusieurs pays veulent s’affirmer sur la scène internationale. En 1991, c’est la petite ville de Cetinje, au Monténégro, qui se lance dans l’aventure à l’initiative d’un prince rentré de son exil français. En 1995, un an après l’organisation des premières élections libres en Afrique du Sud, Johannesburg inaugure sa première biennale. Celle-ci fait la part belle aux artistes africains, jusque-là peu représentés dans les événements internationaux. Considérée comme trop élitiste et trop coûteuse pas ses détracteurs, elle ne survivra pourtant pas à sa seconde édition. D’autres villes prendront place ensuite sur l’échiquier : Dakar (1992), Kwangju en Corée du Sud (1995) ou encore Berlin (1998) et Montréal (1998). Les années 1990 sont aussi marquées par la création d’une formule inédite : Manifesta, biennale européenne itinérante, qui passe au gré des éditions de Rotterdam à Luxembourg, de Ljubljana à Nicosie.
Entre-temps les biennales sont aussi devenues un phénomène économique. Quand l’art contemporain est moins sujet à controverse, quelques villes en mal d’image n’hésitent pas à miser sur ce type d’événement pour redorer leur image culturelle. En France, l’idée fait florès. Après Saint-Nazaire (lire encadré) et Le Havre, c’est Bordeaux qui vient de s’engouffrer dans cette brèche avec Evento, manifestation pilotée par l’architecte Didier Faustino, qui ouvre en octobre. Pas sûr, toutefois, que ce type de biennale laisse une trace dans l’histoire de la création…
Devenue la grande biennale française depuis la disparition, en 1985, de la Biennale de Paris, la manifestation lyonnaise, organisée en association, est aussi une machine économique bien huilée. S’élevant à un peu moins de 7 millions d’euros, son budget est financé à 65 % par les collectivités publiques. Avec 150 000 visiteurs, la billetterie représente 20 % et le mécénat d’entreprises 15 % des recettes. L’événement a en effet des retombées régionales significatives. « Outre le petit bassin d’emploi que cela représente (de 3 à 400 contrats à durée déterminée), les retombées économiques que suscite l’activité événementielle se traduisent en termes de revenus additionnels pour les entreprises issues du tissu économique local, explique Sylvie Burgat directrice des Biennales de Lyon. Le budget que la Biennale consacrera en 2009 à ses fournisseurs et à ses prestataires est de plus de 3 millions d’euros, dont 80 % seront dépensés auprès de 470 fournisseurs régionaux. ».
Cela sans oublier les bénéfices en termes d’image. « Si Lyon peut aujourd’hui revendiquer une stature culturelle de classe internationale et une attractivité forte pour les talents de tous horizons, les Biennales de Lyon (dans leur version « arts visuels » et « danse ») y ont leur part. Elles contribuent à forger une image qualitative du territoire, atout important quand il s’agira par exemple d’inciter un groupe international à implanter son siège social », poursuit Sylvie Burgat. L’amour de l’art a donc plus d’une vertu...
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Business et buzz des biennales
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°616 du 1 septembre 2009, avec le titre suivant : Business et buzz des biennales