Lors de ses cinq voyages effectués dans le pays, le photographe a réalisé une série de portraits de Nord-Coréens actuellement présentée au Musée de la photographie de Charleroi.
De la Corée du Nord, il émane peu d’images et peu d’informations sur la vie de ses 26 millions d’habitants. De 2017 à 2020, Stephan Gladieu s’est rendu par cinq fois dans ce pays. De ces séjours à Pyongyang et ses alentours est née une série de portraits frappants de Nord-Coréens. Objet d’une première présentation aux Rencontres de la photographie d’Arles en 2021 et d’un livre, elle est exposée à partir de la fin du mois de janvier au Musée de la photographie de Charleroi. Depuis quelques années, le portrait est au cœur du travail de cet ancien photographe reporter qui, de l’Afghanistan au Kosovo ou l’Afrique, n’a jamais été sur des terrains faciles. En Corée du Nord, la démarche révèle une certaine réalité du pays. Stephan Gladieu raconte les tenants et les aboutissants de ce projet achevé juste avant la crise sanitaire.
Cela faisait très longtemps que j’avais envie d’y aller. Ce pays me fascine et m’intrigue comme beaucoup de monde. Qui sont les Nord-Coréens ? Comment se fait-il que cette dictature implacable survive alors qu’en Amérique du Sud, en Europe de l’Est ou en Afrique, elles se sont effondrées ? Et si la population nord-coréenne était un élément de réponse des raisons de la survie de ce régime ? Depuis des siècles, cette population vit enfermée après avoir été successivement sous la coupe de l’empire chinois, du Japon avant que, sous l’occupation soviétique, le nord du pays ne devienne en 1948 la République démocratique de Corée et que la guerre de Corée [1950-1953, NDLR] ne dévaste entièrement le pays. Quand Kim II-sunga fondé la Corée du Nord, il y a eu un engouement énorme de la population. Pour la première fois, elle a eu la sensation d’exister et de pouvoir exprimer son nationalisme. Cette hypothèse a été à la base de ce travail. Ce que je laisse entendre peut choquer. Comment puis-je suggérer que les Nord-Coréens acceptent de soutenir une dictature ? Compte tenu de leur histoire, il apparaît pourtant clairement que les Nord-Coréens ont plus peur du monde extérieur que du régime qui les soumet.
Par deux fois dans le passé, j’ai fait une demande de visa qui m’a été refusé avant que la troisième ne soit acceptée en 2017, grâce au feu vert donné par le représentant nord-coréen, alors en poste en France, qui a été séduit par mon projet de portraits de Nord-Coréens et, en même temps, surpris par ce dernier. Car, en Corée du Nord, le portrait n’existe pas en tant que tel. L’individu, de fait, n’existe qu’au sein d’une communauté et n’est photographié qu’en groupe, de l’école à l’armée ou au travail, en couple ou avec des amis quand il s’agit d’un mariage. Dans ce système, toute forme de singularité est impensable. Elle est par essence une démarche inappropriée. Je n’ai pas vu de portraits individuels dans les foyers auxquels j’ai eu accès, excepté ceux des pères fondateurs du pays. Je n’ai pas vu davantage de gens se prendre en photo ni venir se faire tirer le portrait dans les deux studios photo visités. Le portrait est réservé à sa fonction d’usage, la reconnaissance sociale, ce qui rendait mon projet d’autant plus révolutionnaire, si l’on peut dire. Ce qui a sans nul doute joué en ma faveur est certainement le dispositif de ma prise de vue : utilisation de flash de mode, sur pied et le positionnement frontal de la ou des personne(s) photographiée(s) en pied, le regard direct. Ce type de protocole, qui flirte avec les codes de l’image de propagande, leur est familier et les a rassurés car il me rendait totalement statique, prévisible et contrôlable. Ce dispositif était d’autant plus rassurant pour eux que mon travail en digital me permettait de partager la photographie dès sa réalisation. Personne ne m’a d’ailleurs jamais demandé sur place ni lors de ma sortie de présenter mes images.
Je savais que je serais encadré et surveillé de bout en bout et pas maître de mes déplacements, trajets et rencontres. Je dépendais de guides nord-coréens qui me conduisaient et traduisaient. J’ai donc joué le jeu, tout en négociant à chaque fois pied à pied en amont et sur place les lieux où je tenais à aller. J’avais identifié des thèmes : éducation, santé, travail, loisirs, mariage, commémoration… et eux choisissaient le lieu (usine, école, hôpital ou parc d’attractions). Mais c’est moi qui, en revanche, choisissais les personnes que je souhaitais photographier et l’emplacement où elles devaient se mettre. Je ne leur demandais rien d’autre. Elles étaient libres de prendre la pose qu’elles voulaient. C’était un stress certain pour elles car, d’un seul coup, elles se retrouvaient face à un étranger, un Occidental, qui était autorisé à photographier. Dans les lieux clos, j’ai essuyé peu de refus car ils étaient informés de ma venue. Dans la rue, en revanche, un tiers des personnes ont refusé.
Très rapidement, j’ai compris que la photographie n’est pas lue ni comprise de la même manière que chez nous. Car nous n’avons aucun référent culturel, social, politique ou idéologique en commun. On ne voit donc pas la même chose. Certaines photographies ont d’ailleurs été sources de tensions. S’ils jugeaient que la personne que je voulais photographier était laide, ils n’intercédaient pas en ma faveur pour que je puisse faire son portrait. C’était l’exposer à sa propre laideur, donc lui faire perdre la face, ce qui est amoral. La beauté est centrale chez les Nord-Coréens car elle correspond à la perfection qui doit être atteinte en tout, notamment dans toute représentation du réel. De la même manière, je ne pouvais photographier des ouvriers sur un immeuble en construction car on ne montre que ce qui est parfaitement achevé et validé par le grand leader, autrement dit source de fierté nationale. Je n’ignore pas que ce qui m’a été donné à voir par les autorités, c’est une réalité totalement théâtralisée. Il n’en demeure pas moins que c’est une certaine réalité de la Corée du Nord car cette théâtralisation n’est pas faite pour les rares visiteurs du pays. Elle est une partie intégrante de leur vie et c’est sans doute ce qui est le plus fou.
Complètement. Il émane des lieux quelque chose de très silencieux, de policé, d’ordonné et de très vide. Quant à savoir si les Nord-Coréens le perçoivent... Je l’ignore, puisque je n’ai jamais pu m’entretenir avec les personnes que j’ai photographiées.
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Stephan Gladieu : « En Corée du Nord, le portrait n’existe pas en tant que tel »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°761 du 1 janvier 2023, avec le titre suivant : Stephan Gladieu : « En Corée du Nord, le portrait n’existe pas en tant que tel »