PARIS
Hasard du calendrier, deux grands sculpteurs contemporains exposent ce mois-ci à Paris : Thomas Schütte et Thomas Houseago. L’un est allemand, l’autre britannique ; tous deux incarnent le renouveau de la sculpture actuelle.
Thomas Schütte - Né en 1954, Thomas Schütte a étudié à la Kunstakademie de Düsseldorf, en cette école qui forma parmi les plus grands inspecteurs du visible – photographes, essentiellement –, en cette école qui lui donna pour maître Gerhard Richter, figure tutélaire dont rêveraient à n’en pas douter de nombreux élèves. À la vogue des tables rases – minimalisme américain, art conceptuel, arte povera –, Schütte oppose une foi dans l’illusion comme dans le récit et plébiscite des formes de représentation réputées obsolètes. Ainsi, tandis que la Nouvelle Objectivité allemande lui souffle des solutions opérantes pour restituer les aliénations de la figure humaine, il trouve chez le dessinateur Wilhelm Busch des saynètes susceptibles de cibler et de cribler les travers de la société contemporaine. Et ce n’est pas un hasard si les éblouissantes caricatures d’Honoré Daumier influencent tant les visages grimaçants conçus par Schütte, que ceux-ci soient en céramique (Head, 2006) ou en bronze (Fratelli, 2012), manière de rappeler que la comédie humaine demeure inchangée. Enfin, en recourant à de petits bozzetti (des ébauches) qu’il affuble parfois d’habits de poupée, comme pour tester leur parfaite congruence, le sculpteur ne refait-il pas les mêmes gestes que Nicolas Poussin ? De même, agrandissant (grâce à des scans 3D), puis moulant ad libitum ses œuvres (grâce à des moules en polystyrène), Schütte ne reconduit-il pas l’immémorial métier de sculpteur, ainsi qu’il se pratique depuis la nuit des temps ?
Thomas Houseago - Bien qu’il joue à déconstruire, à désosser et à maltraiter le réel, Thomas Houseago connaît par cœur la tradition. Né en 1972 à Leeds, la patrie d’Henry Moore et de Barbara Hepworth, deux sculpteurs britanniques parmi les plus grands du siècle, il sait combien les origines peuvent peser sans jamais plomber, combien le passé est un réservoir infini de formes. De Moore, Houseago a hérité le goût des pleins et des vides (Sitting Nude, 2006), des figures assises ou allongées, des êtres en souffrance. Chez Hepworth, il a observé les formes premières, voire primitives, les courbes et les trous. Ces influences, plus ou moins implicites, ne sauraient être tyranniques, ou exclusives : pour preuve cet Œuf (2015) qui, d’une conformation toute hepworthienne, repose sur une base de bois assurément brancusienne, comme pour mieux contester une généalogie trop écrasante. En réalité, Thomas Houseago aura approché tous les maîtres de la sculpture occidentale, que l’on veuille songer à son Walking Man (1995), somptueux hommage à l’emblématique Homme qui marche (1900) d’Auguste Rodin, à Rattlesnake Figure (2011), traduction en aluminium des cariatides de bois d’Ossip Zadkine, ou encore à Striding Figure II (2012), dont la carcasse métallique évoque sans conteste l’angoissant Rock Drill (1913) de Jacob Epstein. Par conséquent, loin d’être un pied de nez ou un bras d’honneur aux anciens, la sculpture d’Houseago est un précis d’histoire de l’art, plein d’égards envers les pairs et les maîtres.
Thomas Schütte - Comme le Flamand Johan Creten, autre grand artisan du renouveau de la céramique, Thomas Schütte n’a pas peur de la figure humaine. Pire, il la fouille, l’explore, la scrute, la palpe, il essaie d’en dire la fragilité, le grotesque, le sordide et l’inaccessible. Sans concession, l’Allemand regarde des êtres démunis qui – nous apprennent les titres, souvent ambigus – désignent tantôt un État supérieur et angoissant (Vater Staat, 2010), tantôt des scandales politiques (United Enemies, 2011). Schütte est le scrutateur obsédé du visage, de ce visage qui est le siège capital de la pensée et de l’émotion, ce visage qui grimace, qui souffre, qui pleure, ce visage qui se déforme méthodiquement, comme chez Adolfo Wildt ou chez Franz Xaver Messerschmidt, ces explorateurs des passions intérieures quoique verrouillées. De taille modeste (Glaskopf, 2013) ou de grande dimension (Blue Head I, 2002), ces têtes demeurent irrésistiblement monumentales, peut-être à cause de cette violente intériorité qu’elles essaient de contenir. Mais jusqu’à quand ? Sans nul doute, chez Thomas Schütte, le visage est presque tout. Pour preuve, si son Man Without Face (2018) ne permet nulle identification, en dépit de son vérisme vestimentaire, c’est que l’identité gît toujours dans quelques traits – nez, bouche, yeux – qui, lorsqu’ils se refusent, défigurent l’être et, avec, notre regard et notre reconnaissance. Schütte le sait : figurer, c’est essayer de voir et risquer de perdre. De perdre gros.
Thomas Houseago - Si Houseago a abordé l’architecture (Moon Gate, 2015), il n’en demeure pas moins un observateur zélé de la figure, dont il sait interroger comme peu d’autres la folle humanité et l’ardente animalité. Il suffit en effet de regarder son monumental Serpent (2008), plus grand que nature, pour mesurer combien l’artiste sait fixer cette intrication permanente de l’homme et de la bête, ce surgissement de la pulsion incontinente. Les œuvres d’Houseago, à mi-chemin entre l’angoisse et le désir, entre le réel et l’imaginaire, trahissent toutes une « inquiétante étrangeté » ou, pour reprendre une autre expression freudienne, un « malaise dans la civilisation ». Ce Serpent à sonnette (2011) en aluminium n’est-il pas une idole primitive que le monde occidental aurait figée dans un métal post-moderne ? Ce fantôme de cinq mètres de haut (Striding Figure II, 2012) n’est-il pas le squelette d’airain d’une société industrielle que minent d’inexorables maux ? Ici, des corps acéphales et dénudés s’escriment à marcher (Walking Man, 1995) ou à s’asseoir (Sitting Nude, 2006), répètent, en les singeant, les gestes d’une humanité déboussolée. Face à ces figures archaïques, presque automatiques, on songe à Bruce Nauman, évidemment, mais aussi aux figures totémiques d’Ousmane Sow. Le monde serait-il, comme chez Alberto Giacometti, le terrain sublime des solitudes ou, comme chez Zoran Mušič, un vaste charnier où hommes et femmes se débattent pour survivre (Somatic Painting, 2018) ? La question, chez Houseago, demeure suspendue.
Thomas Houseago - Du plâtre, du chanvre, une barre de fer, de la mine de plomb, du bois : le Serpent (2008) de Thomas Houseago est une sculpture composite digne des assemblages de Pablo Picasso, dont l’artiste découvrit avec sa mère, en 1988, l’inoubliable exposition de la Tate Gallery consacrée aux dernières œuvres de son aîné. Conséquemment, chaque œuvre du Britannique convoque des gestes différents : découper, dessiner, inciser, modeler, agréger. Découper des formes abruptes, dessiner au fusain, agréger du plâtre pour ancrer son personnage au sol : ici tout est permis pourvu que le pouvoir médusant de l’œuvre ne soit jamais contrarié. Des accouplements de matière, des métissages féeriques assurément fécondés par le souvenir de Joseph Beuys et de Louise Bourgeois, ces hérauts de l’hybridation. Œuvre majeure de l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Pink Tongue #2/Green Face (1995) représente une épaisse tête de plâtre recouverte de peinture acrylique, posée sur un rondin de bois. Le visage est vert délavé, les oreilles sont jaunes, la langue dégouline de rose. S’agit-il d’une réinterprétation du masque océanien, de la Bocca della Verità romaine, du prototype picassien ? Un peu de tout cela, sans doute, de telle sorte que cette œuvre éminemment hétérogène, où confluent de nombreuses influences, s’apparente presque à un « cadavre exquis », ainsi que le signale subtilement Penelope Curtis dans l’essai du catalogue de l’exposition parisienne. Thomas Houseago surréaliste ? Notamment.
Thomas Schütte - L’artiste allemand sait œuvrer dans toutes les matières, manœuvrer tous les matériaux. L’exposition de la Monnaie de Paris consacre ainsi un immense céramiste (Urnen, 1999), un somptueux aquarelliste (And Now: A Song, 1992), un architecte, un statuaire, un botaniste et un décorateur. Les cordes à l’arc de Schütte sont nombreuses, et sa facilité à changer de flèche déconcerte. L’hybridation est son royaume. Une hybridation matiériste, qui voit l’artiste disposer un torse de femme en aluminium sur une table de dissection en acier (Aluminiumfrau, 1999) ou vêtir d’étoffes des figurines de terre ensuite mises sous cloche, comme l’on ferait pour un cabinet de curiosités (Untitled 2/3, 1993). Une hybridation anatomique, également, si l’on veut bien regarder l’impressionnante série des United Enemies : modelant des têtes grotesques en une heure maximum, afin de ménager une part d’universalité, Schütte crée des êtres bicéphales qui, partageant un même tronc, semblent à jamais ligotés, et aliénés. Conçues initialement comme des bozzetti, ces singulières figures siamoises peuvent atteindre des dimensions proprement monumentales, car Schütte est un immense manipulateur – d’images et d’échelles. Ainsi, lorsqu’il s’est agi de révéler la première esquisse de son ambitieuse fondation Skulpturenhalle, destinée à abriter des expositions en périphérie de la ville de Neuss, l’Allemand n’a-t-il pas présenté un chef-d’œuvre miniaturiste d’hybridation : une boîte d’allumettes couverte d’une délicieuse chips convexe ?
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Sculpture contemporaine : deux Thomas face-à-face
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°721 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : Sculpture Contemporaine : deux Thomas face-à-face