Vidéaste expérimentateur, Pierrick Sorin fait montre d’un bon sens de l’humour. Dans ses films et théâtres optiques, il se met en scène de manière burlesque, usant de trucages et d’illusions. C’est au Musée d’arts de Nantes qu’il vient de poser ses écrans vidéo pour une exposition des plus réjouissantes.
Pierrick Sorin (né en 1960) aurait pu être écrivain, s’il n’avait eu le sentiment que tout avait déjà été inventé en littérature. De cette velléité adolescente, il a conservé plusieurs recueils de poésie. Il aurait pu mener une carrière d’enseignant car il a gagné sa vie comme instituteur pendant quelques années. Il aurait pu aussi tourner des documentaires pour la télévision, comme celui qu’il a coréalisé pour « Thalassa » sur la pêche aux requins. Cet enfant unique, né à Nantes dans une famille de la classe moyenne, s’est très tôt livré à toutes sortes de loisirs créatifs pour s’occuper, et il a rapidement été intéressé par les possibilités d’auto-filmage qu’offrait la caméra. Le « stade du miroir », il l’a en quelque sorte vécu tardivement, à travers le médium de la vidéo. C’est ainsi que Pierrick Sorin est devenu, parmi les multiples possibles qui s’offraient à lui, un artiste vidéaste, metteur en scène d’opéra et scénographe. Ce qui fait déjà beaucoup pour un seul homme. Il est également acteur – de ses propres films –, costumier, maquilleur, critique de sa production…Diplômé de l’École des beaux-arts de Nantes dont l’équipement audiovisuel, au milieu des années 1980, était très limité – « Il y avait une caméra pour 500 élèves et personne ne savait s’en servir » –, Pierrick Sorin cherche sa voie. Il cosigne un documentaire sur la pêche aux squales en mer d’Irlande, tout en continuant à réaliser des petits films amateurs qu’il montre à ses amis. Un jour, une de ses cassettes VHS atterrit sur le bureau du journaliste et cinéphile Bernard Rapp, qui fait diffuser quatre de ses courts métrages à une heure de grande écoute sur le petit écran. Dans Les Réveils (1988), il apparaît en plan serré au saut du lit, mine froissée et diction un peu pâteuse, promettant chaque matin qu’il se couchera plus tôt le soir suivant. Dans Je m’en vais chercher mon linge, il chantonne en playback une comptine de son cru enregistrée sur magnétophone à l’âge de 4 ans.
La diffusion de ses bricolages inventifs et solitaires le fait entrer par effraction dans le monde de l’art. « Il n’y avait pas Internet à l’époque, rappelle-t-il en roulant une fine cigarette à combustion lente. Dans les jours qui ont suivi, mon téléphone s’est mis à sonner. » C’est d’abord un jeune galeriste, Emmanuel Perrotin, qui lui propose de projeter ses films dans sa galerie en appartement. Puis le Musée d’art moderne de la Ville de Paris (MAMVP) l’appelle. De l’auto-filmage aux installations, Pierrick Sorin imagine pour les Ateliers de l’Arc du MAMVP une œuvre in situ. Elle n’a pas de titre, mais le public la baptise spontanément Le Coup de pied aux fesses, et pour cause. Les visiteurs qui se penchent en avant afin de regarder dans une boîte voient accourir derrière eux l’artiste sur le point de leur décocher un coup de pied. Poursuivi par le gardien, il revient à la charge, et ainsi de suite… Ce dispositif mêlant une représentation de la réalité à une image filmée insufflait dans l’espace muséal, analyse-t-il, « un moment de vie qui tranchait avec sa fonction habituelle ». C’est également la première fois que Pierrick Sorin revendique un goût du spectacle filmé directement hérité de Georges Méliès. L’illusion se veut alors comique.
Cette illusion devient plus grinçante dans l’exposition de groupe suivante. Invité en « off » de la Biennale de Venise, il montre un nouveau film intitulé C’est mignon tout ça, illustrant selon lui « comment la vidéo peut favoriser une forme de perversité narcissique ». On y voit un personnage masculin habillé d’une jupette, de bas noirs et de talons aiguilles. À quatre pattes sur la table de la cuisine, il se filme par-derrière et regarde l’image à travers un oculus comme s’il était en train de contempler une paire de fesses féminines. Le spectateur, lui, voit à la fois le dispositif et la séance d’auto-voyeurisme. Tordu ? « Cette vidéo préfigurait le repliement sur soi lié au développement des technologies virtuelles. Pour moi, c’est une pièce clef. » Cette séquence lui vaut, à l’époque, d’être approché par la galerie new-yorkaise Barbara Gladstone. Sa carrière est lancée. Mais elle prend une nouvelle direction, moins provocante.En 2001, Pierrick Sorin déménage et installe son appartement-atelier au rez-de-chaussée de la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Dans cet intérieur reconstitué pour les visiteurs, des vidéos se succèdent, de l’entrée à la chambre à coucher, recensant les différentes techniques utilisées par l’artiste. Parmi celles-ci, ses théâtres optiques lui valent alors un succès retentissant. « J’ai cru inventer ce dispositif en 1995, raconte-t-il. J’avais observé un phénomène de reflet dans une vitrine et je l’ai reproduit en superposant une image filmée à un décor réel miniature. En fait, le procédé existait depuis le XIXe siècle : il servait à faire apparaître des fantômes sur scène. » Il reprend et élabore ce trucage, se mettant en scène dans une multitude de saynètes drolatiques. Projeté sous forme d’hologramme, son personnage, grimé et parfois démultiplié, semble piégé dans des situations burlesques : courant sur une platine vinyle tel un Sisyphe en mode Playtime de Jacques Tati, dansant sur des savonnettes, plongeant dans un aquarium, etc. Son imagination est intarissable, ce qui tombe bien, car il se trouve rapidement très sollicité par les institutions, mais aussi par des marques. Il crée ainsi des animations pour les vitrines des Galeries Lafayette, collabore avec Jean-Paul Goude pour la maison Chanel, s’envole vers la Chine avec Cartier lors d’une opération spéciale pour Noël (ses vidéos burlesques sont encastrées dans des paquets cadeaux géants placés à proximité des boutiques de la marque).
Du théâtre optique à la scène de l’opéra, il n’y a qu’un pas. Il le franchit sur l’invitation du producteur de théâtre Jean-Luc Choplin, au Théâtre du Châtelet. « Ce que vous faites dans des petites boîtes, faites-le sur une scène », lui suggère ce dernier. C’est un opéra bouffe de Rossini (La Pietra del Paragone) qui lui offre d’expérimenter ce changement d’échelle. Pierrick Sorin transforme la scène en studio de cinéma, y place une caméra qui filme en direct une maquette et incruste, en temps réel dans l’image projetée sur un écran géant, les silhouettes des chanteurs. Cet homme-orchestre a alors à disposition une équipe de spectacle au grand complet. Magie et changement de décor étourdissant, le public plébiscite, à l’exception de quelques puristes allergiques à ce remue-ménage. Sorin enchaîne les productions, de La Belle Hélène d’Offenbach à La Flûte enchantée de Mozart. Ces collaborations avec le théâtre lyrique ont sans doute contribué à l’éloigner du circuit des musées et des galeries. Dans la chronique sobrement intitulée « Le moi dernier », qu’il signe depuis 2006 dans le magazine nantais Kostar, et où il relate son quotidien de créateur, il s’interrogeait récemment sur le statut de sa production artistique et « sur le fait qu’elle relève ou non du champ de l’art contemporain ». Sa toute nouvelle vidéo Peindre et nettoyer ou la volonté à l’œuvre, qui ouvre son exposition au Musée d’art de Nantes [lire encadré], constitue en soi une réponse. Il s’y filme en laveur de carreau grisé par l’esthétique de ses coups de brosse. Mais de l’autre côté de la vitre, c’est bien l’artiste qui regarde le public le regarder.
Pierrick Sorin, drôle et diabolique
Il est rare d’éclater de rire en parcourant une exposition. Cela arrive souvent dans celle que le Musée d’arts de Nantes consacre actuellement à Pierrick Sorin. Intégrés par l’artiste dans les cloisons de la scénographie, ses petits théâtres optiques ceinturent la salle, tandis que trois grands dispositifs sont mis en exergue. Peindre et nettoyer ou la volonté à l’œuvre (2024) accueille le visiteur par une troublante illusion d’optique, car l’artiste, sautillant et concentré, semble présent derrière la vitre-écran qu’il fait mine de nettoyer. L’installation L’Homme qui a perdu ses clefs (2017) revisite les codes de la série noire et du cinéma expérimental à travers ses gros plans sur l’expression d’un doute existentiel induit par la perte. Enfin, Le Balai mécanique (2023) joue sur une impression de synchronisation image-son qui s’avère artificielle. Dans tous les cas, la fascination naît moins de la fantaisie en action que de la troublante intrication de l’humour et du sérieux, comme une fantaisie maniaque.
Anne-Cécile Sanchez
« Pierrick Sorin. Faire bonne(s) figure(s) »,
Musée d’arts de Nantes, 2, cours du Champ de Mars, Nantes (44), jusqu’au 1er septembre 2024.
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Pierrick Sorin, illusion et désillusions
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°777 du 1 juillet 2024, avec le titre suivant : Pierrick Sorin, illusion et désillusions