À Paris, où il est arrivé en 1959 pour devenir peintre, il a trouvé la peinture : son œuvre est constituée d’empreintes de pinceau n° 50 répétées. Il y habite toujours…
« La pittura non è cosa mentale, è cosa materiale. » (La peinture n’est pas une chose mentale, c’est une chose matérielle.) Debout devant l’une de ses toiles accrochées sur le mur de son atelier, il tend la main vers celle-ci comme pour inviter son interlocuteur à bien regarder ce qu’il a sous les yeux : des « empreintes de pinceau n° 50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm ».
De la peinture et rien d’autre. L’essence même de la peinture. Prononcée avec douceur mais fermeté, la formule pèse d’autant plus lourd que voilà plus de quarante ans que Niele Toroni a exclusivement consacré son travail à la mise en œuvre d’une telle démarche.
Paris, XVIIIe arrondissement. Installé dans ce quartier à proximité de la place Clichy, Toroni habite un de ces immeubles populaires construits au début du xxe siècle paré d’une façade ornée de motifs céramiques, d’une porte d’entrée grillagée, d’une loge de concierge étroite et d’un escalier en bois quelque peu raide. Il y occupe là, au deuxième étage, un appartement où il vit avec sa femme depuis trois décennies et plus et qui en jouxte un autre, plus petit, qu’il a transformé en atelier.
Un deux-pièces qui lui suffit grandement, où il ne travaille pas vraiment, sinon à réfléchir aux différents projets qu’il a sur le feu, voire à exécuter certains travaux sur toile ou sur papier qui ne réclament pas plus d’espace que cela.
Un atelier d’une grande sobriété, tout entier dévolu à son art
« Je m’appelle Niele Toroni. Je suis né le 15 mars 1937 à Muralto, sur les bords du lac Majeur. C’est le Tessin, la Suisse italienne, au sud des Alpes, et au printemps il y a plein de camélias et de mimosas en fleurs […]. En 1959, je décidai de venir à Paris pour “faire de la peinture”. Aujourd’hui, 6 décembre 1986, je suis toujours là et je fais la peinture… » Mars 2010, Toroni est toujours bel et bien là et il fait toujours de la peinture.
Si l’autobiographie que l’artiste a placée en introduction du catalogue de son exposition rétrospective à la villa Arson, à Nice, en 1987, nous apprend tout de lui en moins de deux pages, rien ne vaut que de le rencontrer sur son propre territoire, dans son atelier même.
D’une grande sobriété, celui-ci est tout entier dévolu à la peinture. Non dans un encombrement d’œuvres, loin de là, mais dans le stockage de ses archives : qu’il s’agisse d’affiches qui lui tiennent à cœur et qui sont épinglées sur les murs ; des catalogues de ses expositions qui occupent l’essentiel des rayonnages de sa bibliothèque ; ou encore des classeurs des documents du travail réalisé au fil du temps. Un lit de repos, une petite table fragile, quelques œuvres anciennes roulées et remisées dans un coin, une ou deux toiles accrochées au mur, tel est l’univers de Toroni.
Pour le moins inversement proportionnel à l’idée d’expansion que l’on a en tête quand on pense à l’œuvre accomplie, à tous les lieux à travers le monde où l’artiste est intervenu les recouvrant de ses empreintes, lesquelles composent comme une seule et immense fresque éclatée, en éloge à la peinture.
Toroni aime bien se retrouver à l’atelier, en tête-à-tête avec lui-même. Il lui arrive parfois de se saisir d’un bouquin qu’il affectionne pour en déguster une nouvelle fois le contenu. Comme cet ouvrage intitulé Le Dernier Tableau de Nikolaï Taraboukine, historien d’art russe et spécialiste du constructivisme.
Publié en 1923, celui-ci y décortique notamment le fait de peinture, ce qui ne peut que réjouir le Tessinois : « Toute l’évolution ultérieure des formes picturales, que nous interprétions naguère encore comme un processus de perfectionnement incessant, nous apparaît maintenant, vue à travers le prisme des toutes dernières années, marquer, d’une part, la décomposition irréversible de l’organisme pictural en ses éléments constitutifs et, d’autre part, la dégénérescence de la peinture en tant que forme d’art typique. » On comprend que Toroni ne puisse rester insensible à ces propos, limpides et prémonitoires : ils collent parfaitement à la nature même de sa démarche.
À sa fenêtre, il grille une cigarette en pensant à tout et à rien
Niele Toroni est un homme simple et de nature plutôt paisible, qui vit à son rythme, dans la mémoire – on pourrait dire – de celui du clapotis de l’eau du lac de son enfance. Aux beaux jours, il ouvre tout grand les deux battants de sa fenêtre, y place sur le rebord une petite tablette en bois qu’il a spécialement confectionnée pour pouvoir y poser ses pieds et prend plaisir à griller tranquillement une cigarette tout en buvant un petit verre.
Son regard se perd alors en contrebas dans le petit jardin en terrasse qu’entretient sa voisine du dessous. À quoi songe-t-il ? À tout et à rien. Même pas sûr qu’il pense à sa prochaine intervention parce que Toroni n’est pas un drogué de la térébenthine. Si le hasard a voulu qu’un magasin de fournitures pour artistes s’installe tout juste en face de chez lui, il reconnaît ne pas vraiment le fréquenter parce que non seulement Toroni a son fournisseur de pinceaux attitré, mais l’essentiel de son travail relève d’une pratique in situ.
La couleur rendue visible, « sans message, sans entourloupette »
Toroni est un bon vivant qui aime la bonne chère et le bon vin. Il y a quelques années, il a même rendu hommage à Bacchus en exposant chez Pietro Sparta dont la galerie est à Chagny, en plein cœur de la Bourgogne. Comme à son habitude, il avait alors fait tirer une affiche représentant le petit dieu à poil et rondouillard à cheval sur la silhouette évidée d’un tonneau qu’il avait ponctué de ses empreintes. Incluse dans le cadre de sa dernière exposition chez Yvon Lambert avec d’autres affiches tout aussi festives et trois immenses et lumineuses toiles, Toroni a tenu à y aller parce qu’en fait une galerie, c’est toujours, pour lui, une autre forme d’atelier.
Le plus souvent, il y invente des interventions chaque fois surprenantes, souvent ludiques, qui occupent l’espace sans l’envahir, mais en le marquant subtilement d’un sceau définitif. Comme il l’a fait par ailleurs au château d’Oiron, dans les Deux-Sèvres, ou au Castello di Rivoli, près de Turin. Comme il l’avait fait l’an dernier sur les cimaises du MoMA, à New York, en introduction à une exposition historique sur la couleur.
« Mon travail est axé simplement sur le fait qu’on prend une couleur et on la rend visible, sans message, sans entourloupette. On pourrait dire faire le plus avec le moins, mais c’est une phrase qui n’est pas de moi… Ma méthode de travail ne change pas, mais mes travaux sont toujours différents… » Niele Toroni a retrouvé un vieil entretien qu’il avait donné dans la presse canadienne à l’occasion d’une grande manifestation d’art contemporain. Il le lit à haute voix, se régale de vérifier qu’il est toujours de pleine actualité et qu’il n’a en rien dérogé à sa règle.
Il s’y défend d’être un artiste conceptuel et, comme s’il voulait en faire la démonstration, se lève, se dirige vers les rouleaux stockés dans un coin, se saisit d’une vieille toile, la déploie au sol tout en coinçant les angles avec des livres. Du haut de sa stature, il la regarde non sans un certain plaisir. Force est alors de constater que ses empreintes n’ont pas pris la moindre ride et qu’elles éclatent au grand jour dans toute la sensualité de la matière picturale. C’est là le mystère Toroni. Le mystère ? Non. L’évidence Toroni !
Rien n’est en effet plus évident que ses « empreintes de pinceau n° 50 répétées à intervalles de 30 cm ». Elles sont LA peinture. La peinture elle-même, comme en parlait Manet quand il affirmait :
« La peinture n’est autre chose que la peinture, elle n’exprime qu’elle-même. » Une formule que l’artiste peut reprendre à son compte 5/5. D’autant qu’à la surprise de ceux qui le connaissent bien et qui le suivent depuis des lustres, chaque exposition de Toroni est chaque fois une nouvelle expérience.
« Comment ! s’exclament d’autres, mais Toroni, c’est toujours la même chose. Et puis ses empreintes, c’est vraiment anecdotique ! » Anecdotique ? Voilà de quoi réjouir le peintre qui, en dédicace du catalogue niçois, juste avant son autobiographie, a pris soin d’écrire : « À Dalmaz qui m’a toujours rappelé que “les anecdotes font la vie”. »
1937 Naissance à Muralto (Suisse).
1959 Après avoir été instituteur, se tourne vers la création artistique et s’installe à Paris.
1966 Donne, avec Buren, Mosset et Parmentier, son initiale au groupe BMPT.
1967 Au salon de la Jeune peinture, il présente ses « empreintes de pinceau n° 50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm ».
1976 Biennale de Venise.
1982 Documenta à Cassel.
1995 Grand prix national de la peinture.
2001 Rétrospective au MAMVP/ARC : « Niele Toroni, histoires de Peinture ».
Janvier 2010 Exposition à la galerie Yvon Lambert.
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Niele Toroni - Le lieu de « LA » peinture
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°623 du 1 avril 2010, avec le titre suivant : Niele Toroni - Le lieu de « LA » peinture