PARIS
Le corps vivant et vivace, dans sa dimension charnelle, symbolique et métaphorique, est au cœur de l’œuvre de l’artiste franco-gabonaise. Son travail pluridisciplinaire est à découvrir au Quai Branly, avec son exposition « Ilimb, l’essence des pleurs », au Palais de Tokyo, qui lui consacre une rétrospective, et à la Biennale de Lyon, pour laquelle elle a réalisé une installation.
ée en 1964, elle est diplômée des Beaux-Arts de Bordeaux, avec félicitations du jury, en 1993. Depuis, elle n’a cessé de travailler et de créer de manière compulsive, et expose régulièrement depuis 1998, en France et à l’étranger. Franco-gabonaise, son travail se nourrit de sa double culture qui lui permet, affirme-t-elle, de « réécrire sa partition à partir de ce qu’elle tire d’enseignements d’un côté comme de l’autre », mais également de ses nombreux déplacements. Car Myriam Mihindou est une artiste nomade ; elle a vécu à la Réunion, au Gabon, en Égypte, en France, au Maroc et en Haïti. Partout, la problématique du corps s’est imposée à elle comme fondamentale, et ses différentes expériences ont fait d’elle « une sorte de corps universel, une sorte de passeur », selon ses mots.
En 2017, Myriam Mihindou a présenté la performance La Curéeà la Biennale de Venise. Elle portait une jupe de danse noire et un bustier composé de morceaux de coton, dont elle se débarrassait progressivement, les distribuant au public rassemblé dans les jardins du Palazzo Rossini. Si le coton est symbole de purification, il rappelle également la traite des esclaves et l’héritage colonial. Cette performance, fortement chargée émotionnellement et symboliquement, avait ému le public et avait été vivement acclamée. « C’est très sérieux la performance », affirme l’artiste, qui considère cette pratique comme une « philosophie », mais également comme une « véritable discipline ». Chacune de ses performances est en effet précédée de longues préparations mentales et physiques : elle « arrête de fumer et de boire, et remplit son corps de bonnes choses » pendant plusieurs semaines, confie-t-elle. L’artiste met son âme à l’ouvrage et son corps à l’épreuve dans des « transperformances », qui prennent souvent la forme de rituels et dans lesquelles elle s’engage pleinement, sans toujours savoir ce qu’il adviendra. Ainsi, lors d’une performance réalisée sous hypnose en 2008, elle se met à parler et débiter des pensées, déversant un flux de conscience incontrôlé. Cette transe a levé le tabou de la parole et a défait le corps de ses entraves. Elle a été cathartique : l’aphasie dont elle souffrait depuis plusieurs années a disparu. Car l’art, pour Myriam Mihindou, est thérapeutique, il permet de transcender les traumatismes et les violences, et cela toujours par la médiation du corps, qui est porteur de réflexions sur l’identité, la mémoire, le langage ou le territoire.« La performance est, dans l’ensemble de son œuvre, la modalité la plus immédiatement visible de l’omniprésence de l’être physique et mental de l’artiste dans toutes ses créations », écrit l’historien de l’art Philippe Dagen. En effet, collages, sculptures, photographies ou dessins, toutes les pièces de Myriam Mihindou, qu’elle produit elle-même, procèdent d’un travail performatif. En témoignent notamment les photographies « Sculptures de chair », réalisées pendant un an à la Réunion. Elles sont le fruit d’un rituel de « rencontre avec la lumière » qu’elle a imaginé en lien avec son trouble de la parole. Chaque matin, elle recouvrait ses mains de kaolin, une poudre sacrée utilisée dans des rituels initiatiques au Gabon notamment, puis les ligotait et les parsemait d’aiguilles, avant de les photographier sur un fond rouge. Le choix des matériaux n’est jamais anodin dans le travail de Myriam Mihindou. On retrouve de manière récurrente dans ses sculptures, dessins et collages des matériaux énergétiques tels que le cuivre, le coton, le savon ou la cire, qui portent en eux une histoire, une symbolique, et qui résonnent dans l’inconscient collectif. Des photographies qui résultent de ce rituel se dégage une forme de violence latente, qui dépasse l’artiste en tant qu’individu, et isolé, et se dote d’un caractère collectif : c’est un corps métis, racisé et sexualisé qui est ici mis en scène. Dans cette série, comme dans l’ensemble de son œuvre, Myriam Mihindou se situe dans un entre-deux, entre la violence omniprésente dans notre monde contemporain et la puissance de la beauté qu’il contient également. C’est dans cet interstice que peut s’opérer une transformation, ou une métamorphose. Il en va de même avec deux corpus d’œuvres qui jalonnent sa carrière et accompagnent son évolution : les « Fleurs de peau » (depuis 1999), des sculptures réalisées à partir de blocs de savons de Marseille, et les « Langues secouées » (depuis 2006), une « tentative d’appropriation corporelle de l’étymologie » selon les termes de la conservatrice Alicia Knock, et ce par le tissage de mots avec du fil du cuivre. Au Quai Branly, c’est avec un « récit de pleurs » qu’elle a décidé de répondre à l’invitation qui lui a été faite de dialoguer avec les collections du musée. À la suite du décès de son père, elle a participé à des rites d’accompagnement avec des pleureuses de la culture punu (Gabon), à laquelle il appartenait. Ces femmes, qui accompagnent l’âme du défunt dans son passage vers l’au-delà lors des cérémonies funéraires, jouent un rôle fondamental dans de nombreuses civilisations – bien que leur statut social ait été dévalué dans beaucoup d’entre elles. Cette tradition n’a « absolument rien de mortifère », insiste Myriam Mihindou. Les pleureuses sont également là pour aider les vivants à apaiser leur peine et à « soigner l’âme, l’esprit et le corps. » C’est avec l’importante collection d’instruments de musique conservés par le musée parisien, qu’elle a décidé de dialoguer, en les réactivant et les mettant en scène afin de rendre hommage à la puissance des pleurs et des chants des pleureuses punu. En résulte une magnifique exposition sensorielle – sonore, tactile et olfactive – dans laquelle il convient de se plonger pleinement pour en appréhender la force. Céramiques, dessins ou sculptures de sel ont été déposés par l’artiste au musée, ainsi qu’une longue sculpture végétale tressée que le visiteur est invité à toucher afin d’activer ou d’intensifier une bande sonore.
« Je ne suis pas allée en école d’art pour être artiste, mais pour apprendre comment soigner par l’art », confie Myriam Mihindou, qui se dit à la fois « indocile et vulnérable ». Elle poursuit : « J’ai été, comme beaucoup d’artistes, impactée par mon histoire, une histoire personnelle, coloniale, de métissage, et il m’a fallu des années et des années pour me réparer. À force, je me suis réparée et maintenant que je suis réparée, je peux soigner. » Si elle entretient un rapport écoféministe au monde et qu’elle s’intéresse à la question du soin depuis longtemps, il s’agit désormais d’aller au-delà, jusqu’à la guérison. Et si « on ne peut pas se défaire de l’intime », affirme-t-elle, son travail, tourné vers l’idée de réparation, peut passer « de l’intime, au local, puis au global ». Dans son exposition au Palais de Tokyo, les trois vidéos présentées correspondent à « trois états de soin ». La première documente son travail de guérisseuse (des séances de soin réalisées en Ouganda auprès de jeunes femmes « cabossées par la vie », comme elle l’a elle-même été) tandis que Folle, projetée au sol, traite du carcan social et du basculement. La dernière, La Robe envolée (2008) est la captation de la performance qui l’a guérie de l’aphasie, avec des voix réenregistrées par des comédiennes a posteriori. Très attachée à l’idée de partage et de transmission, Myriam Mihindou considère qu’une certaine responsabilité incombe aux artistes, car l’art est en soi un engagement politique et social. Elle aime intervenir en écoles d’art, lorsqu’elle arrive à dégager assez de temps entre ses différents projets. Pourtant, elle refuse d’y enseigner, car il y a trop de contraintes auxquelles se plier, mais surtout pour ne pas entretenir de rapport d’inégalité avec les « confrères et consœurs » qu’elle rencontre, et favoriser ainsi une « nébuleuse » propice à la création.
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Myriam Mihindou, l’art pour guérir le corps
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°779 du 1 octobre 2024, avec le titre suivant : Myriam Mihindou, l’art pour guérir le corps