L’été 1905, Matisse et Derain travaillent ensemble à Collioure, une petite commune des Pyrénées orientales sise au bord de la Méditerranée. Animés de la même intention d’accorder le primat à la couleur sur la forme, ils jettent là les bases d’un nouveau mouvement pictural, le fauvisme, qui fera scandale au Salon d’automne.
Avec son château royal datant du XIIIe siècle, fortifié par Vauban, son église du XVIIe, ses trois ports, d’amont, de plaisance et d’Avall, ses plages enfin, le petit port de Collioure offre au visiteur un paysage de choix dominé par les derniers contreforts des Albères. D’ailleurs, dès la fin du XIXe siècle, un artiste comme Signac n’avait pu rester insensible à son charme : la série de toiles qu’il y a peintes en 1892 « comptent parmi ses plus réussies » (P. Schneider). Une bonne dizaine d’années plus tard, est-ce lui qui conseille à Matisse de s’y rendre ? Est-ce Maillol qui y séjournait de temps à autre ? Ou est-ce la propre épouse du peintre dont la sœur habitait Perpignan ? Nul ne le sait vraiment. Une chose est sûre en revanche, c’est que « Matisse (ill. 3) arrive seul, par le train, à Collioure le 16 mai 1905 » (J. Matamoros) et qu’il y trouve son compte puisqu’il y restera jusqu’au 2 septembre. Là, dira-t-il plus tard, « travaillant devant un paysage exaltant, je ne songeais plus qu’à faire chanter mes couleurs, sans tenir compte de toutes les règles et les interdictions » (P. Schneider).
Ce bien-être, cette joie de vivre, Matisse – qui se sent toutefois assez seul – aspire très tôt à les partager avec son ami André Derain (ill. 2) qu’il invite à venir le rejoindre. Celui-ci ne se fait pas prier ; il arrive à Collioure le 5 juillet et y séjourne jusqu’au 24 août, réalisant pas moins d’une trentaine de toiles alors que Matisse ne rentre à Paris qu’avec une quinzaine, toutes étant plus enflammées les unes que les autres. Il est vrai qu’il rapporte aussi « quarante aquarelles, près de cent dessins, et une moisson d’idées et de concepts, qui écloront pour certains dans l’œuvre magistrale qu’est Le Bonheur de vivre » (J. Matamoros). Ainsi donc, à Collioure cet été-là, dans un enthousiasme qu’attisent la découverte d’un site et l’envie irrésistible chez l’un comme chez l’autre de se départir des modèles du passé, Matisse et Derain inventent sans le savoir ce qui allait devenir le fauvisme.
Une exposition pour mémoire
Conçue pour célébrer le centenaire du mouvement et la présence des artistes dans le petit village pyrénéen, l’exposition « Matisse-Derain – Collioure 1905 » qu’organise le Musée départemental d’art moderne de Céret est donc l’occasion d’aller à la source même des motifs et de la motivation de ce qui a conduit les deux compères à infléchir à un moment donné l’histoire de l’art. S’ils ne sont pas les seuls à porter le fauvisme, ils en sont irrésistiblement les piliers, aussi l’expérience de Collioure a-t-elle été déterminante dans cette histoire. D’autant plus que, si Derain n’y a séjourné qu’une seule fois, cet été 1905, Matisse y est revenu à trois reprises : longuement, de fin mai 1906 à fin août 1907, un séjour important pour sa peinture, entrecoupé par deux voyages l’un à Paris, l’autre en Italie ; épisodiquement, de fin août au 13 octobre 1911 et de septembre à octobre 1914, deux séjours sans conséquence particulière sur son travail. Si Matisse passe très vite pour le chef de file du nouveau groupe qui éclôt au Salon d’automne, comme en témoigne le scandale du fameux portrait de son épouse, La Femme au chapeau, il n’en reste pas moins à l’inverse qu’il doit beaucoup à la fréquentation de ses jeunes amis et, à Collioure, d’abord et avant tout, à celle de Derain. Leur complicité et leurs échanges qu’illustre à travers leurs œuvres l’exposition de Céret constituent le socle du fauvisme naissant.
« Une sorte de tandem mythique »
Durant ces deux mois passés ensemble, Matisse et Derain ne vont pas cesser de travailler, animés par le même désir de se laisser porter par la lumière et les couleurs du pays. S’ils se saisissent des mêmes motifs, ils ne les traitent jamais ensemble dans le même instant, ne les captent jamais à la même heure, ni ne les abordent sous le même angle (ill. 1, 5). Ils vont chacun à leur rythme, l’un multipliant les dessins et les esquisses, des aquarelles surtout, l’autre abattant toile après toile, dans une sorte de fougue et d’excitation déterminées. Il en résulte un véritable festival haut en couleur de vues de Collioure, des toits du village, du clocher de l’église, du phare et des bateaux dans le port (ill. 7, 8), des paysages environnants de la mer et des montagnes (ill. 9, 10), etc., auquel s’ajoute toute une série de portraits, notamment croisés, et de natures mortes qui sont autant de morceaux de peinture incroyablement libres. Mais tandis que Derain fait des grands formats et règle très vite son compte au divisionnisme « pour de magnifiques aplats aux couleurs osées et chatoyantes qui font chanter les magnifiques paysages de Collioure » (J. Matamoros), Matisse peint quant à lui plutôt des petits formats, hésitant encore entre pointillisme et aplats. Composant comme une sorte de cartographie de la commune, l’ensemble des tableaux qu’ils réalisent cet été 1905 – ou qu’ils terminent, pour certains, à leur retour à Paris – témoigne d’une quête de la couleur pure et d’une distanciation du réel qui fait écho par-delà le temps et l’espace au « droit de tout oser » jadis proclamé par Gauguin.
Matisse en quête d’expression
Originaire du Nord, natif du Cateau-Cambrésis, Matisse a trouvé dans le Sud et dans cette expérience à Collioure le lieu idéal à la réalisation d’une peinture franche, claire et expressive à laquelle il aspirait depuis longtemps. Rien d’étonnant aussi qu’il y revienne. Quand il y retourne au printemps 1906, beaucoup de choses se sont passées : le fauvisme s’est imposé et l’artiste a mûri. Matisse, qui dit avoir une « envie de peindre à tout déchirer » (idem), s’est définitivement débarrassé de tous les modèles du passé et s’engage dans une peinture radicale de tons purs et de larges touches. Rien ne le préoccupe plus que « l’expression », comme en témoignent la série du lieu-dit de La Moulade ou le portrait de ce jeune marin qu’il brosse l’hiver 1906. Sans doute désireux de s’installer à Collioure de façon à partager son temps entre le Sud et la capitale, il y loue un atelier à l’année – qu’il ne gardera en fait qu’un an – dans lequel il réalise l’été suivant les deux versions de Luxe, I et II, dont la différence de style marque son évolution vers une peinture résolument décorative. Ce faisant, il abandonne le fauvisme au bénéfice d’une autre aventure, plus personnelle, dont « le fauvisme n’aura été que le commencement » (idem), présageant d’une simplicité formelle et d’une réduction chromatique qui seront, bien plus tard, les caractéristiques de ses papiers découpés.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°571 du 1 juillet 2005, avec le titre suivant : Matisse et Derain