Marqué par une enfance remplie de secrets familiaux, le peintre flamand, partout et toujours très sollicité, projette sur la toile, dans un geste contenu, toutes les violences du monde.
Anvers, le 13 novembre 2015. Un soleil pâle darde ses faibles rayons au-dessus de l’Escaut. Un homme, tout de noir vêtu, piétine le trottoir devant un immeuble en béton. Il rentre, ressort, s’impatiente. « Bonjour. C’est ici », indique-t-il. Une poignée de main furtive, et sans un mot, le visage fermé, Luc Tuymans s’engouffre dans son atelier. Des grands tableaux fantomatiques sont accrochés sur les murs des salles mornes et froides de ces anciens entrepôts. Des chars incertains et un gramophone sont figurés dans des couleurs ténues, ambrées et terreuses, à la limite du monochrome. Le temps semble suspendu. L’homme et la lumière ont été comme exfiltrés de ces toiles censées figurer une joyeuse parade populaire : le Corso fleuri de Zundert (Pays-Bas). « Les tableaux de Luc Tuymans m’apparaissent brûler de l’intensité étrange qui anime ceux qui reviennent d’une aventure outre-vie […]. C’est un feu qui glace », observait Hélène Cixous dans Luc Tuymans. Relevé de la mort (Éditions de la Différence, 2012).
« Le mépris », tel est le titre de cette série de tableaux à laquelle viendra s’ajouter une vue de la villa Malaparte érigée à flanc de falaise au-dessus de la Méditerranée par l’auteur de La Peau. « Étant gamin, j’ai participé à la décoration de ces chars », bougonne le peintre. L’air nerveux, impatient de quitter l’atelier pour rejoindre son bureau, Luc Tuymans grille cigarette sur cigarette.
Zundert est la ville natale de Van Gogh. C’est aussi celle de sa mère. C’est en vacances dans cette petite commune du sud des Pays-Bas que serait née sa vocation de peintre. « À l’âge de 6 ans, j’y ai remporté un concours de dessins. Je me suis dit, c’est cela que je veux faire ! », lance-t-il en riant, d’une voix ferme et sonore et dans un français approximatif.
Secrets et tourments
De son enfance mutique et triste, coincé entre son père flamand, sa mère hollandaise et sa sœur, Luc Tuymans conserve le souvenir de silences pesants et d’une ambiance électrique. De tension et de « bagarres ». Il en a résulté un sentiment de peur et de mal-être permanent, confiait-il à Juan Vicente Aliaga, professeur à l’Université de Valence, qui travaillait à une publication monographique (éd. Phaidon, 2009).
Ce fut une enfance lourde de non-dits, chargée de secrets familiaux liés aux années noires de la Seconde Guerre mondiale et à la collaboration. Le refoulé, l’innommable traversent toute son œuvre. Une de ses toiles pesamment silencieuses dépeint, dans des tons gris, un homme en uniforme hanté par d’inavouables Secrets (1990). Il a les yeux fermés et le visage anormalement pâle. Comme consumé de l’intérieur. Cet homme, c’est Albert Speer, l’architecte de Hitler qui fut aussi un ministre du Troisième Reich. « De peur de découvrir quelque chose qui aurait pu me détourner de mon chemin, j’ai fermé les yeux », écrivait Speer dans L’Immoralité du pouvoir, dans lequel il affirmait être « responsable au plus profond [de lui] d’Auschwitz ».
À l’âge de 18 ans, c’est un professeur de l’Institut Saint-Luc à Bruxelles, chargé du cours de dessin d’après modèle vivant, qui le convainc de devenir artiste. Un portrait photo de lui, pris deux ans plus tard, montre un jeune homme rebelle aux traits hirsutes et au regard halluciné que l’on croirait sorti des Frères Karamazov de Dostoïevski.
Après avoir étudié à la Cambre à Bruxelles et à l’Académie des beaux-arts d’Anvers, il abandonne la peinture pour se jeter dans les bras du cinéma. « Cela m’étouffait, c’était trop tourmenté. J’avais besoin de distance. C’est un ami qui m’a donné une caméra Super-8, puis une autre en 35 mm », explique-t-il.
Syntaxe cinématographique
Pour gagner sa vie, il se fait videur dans des discothèques. Il apprend à se battre et à faire l’expérience des seuils et du vide. En 1985, après cinq années d’interruption, il revient à la peinture avec, dans sa besace, une boîte à outils cinématographiques. « Cela a jeté les bases d’une façon différente de regarder. Le montage, le mouvement de l’image, le gros plan, tout cela a été très important pour mon travail », insiste-t-il.
Il pioche dans le monde de l’image animée sa syntaxe plastique mais aussi quelques habitudes comme celles de réaliser des story-boards à l’aide de dessins préparatoires et de peindre ses tableaux en une seule journée, en une seule « prise ». Nombre de ses toiles ou séries se nourrissent de l’univers du cinéma – et de la télévision – à l’exemple de Répulsion (1992), qui a emprunté son titre à un film de Roman Polanski.
Les peintures de ses débuts comme Correspondance ou Antichambre évoquent l’enfermement. « J’ai été aussitôt catalogué comme un peintre conceptuel. C’était alors la seule manière de rentrer dans le milieu », observe-t-il sur un ton ferme et froid.
En 1988 et 1989, trois expositions à la galerie Ruimte Morguen à Anvers lui servent de rampe de lancement. Il est repéré par Jan Hoet, le fondateur et patron, aujourd’hui décédé, du S.M.A.K. à Gand. Puis par Frank Demaegd, le directeur de la galerie Zeno X à Anvers, et par Ulrich Loock, responsable de la Kunsthalle de Bern. En 1992, la Documenta IX de Cassel le révèle sur la scène internationale. Il rejoint alors l’écurie de David Zwirner aux côtés de Jason Rhoades, Stan Douglas, Diana Thater et Franz West. « J’ai eu de la chance. Il en faut », marmonne le peintre qui demeure pourtant toujours aussi terrorisé quand il aborde, chaque jeudi, ses rituelles séances de peinture à l’atelier.
De l’Holocauste à Daech
« C’était un jeune homme intense et séduisant malgré ses cernes noirs autour des yeux. Il savait ce qu’il voulait et l’exprimait d’emblée », se souvient la peintre Marlene Dumas qui l’a côtoyé au moment de la Documenta IX. « C’est un solitaire qui sait se montrer ouvert », note-t-elle, évoquant son talent à dénicher les bars et discothèques, « authentiques et un peu louches », qu’ils affectionnent tous les deux.
Ses thèmes de prédilection : le mal, le mal dans l’Histoire et l’histoire du mal, de l’Holocauste à Daech [acronyme arabe de l’État islamique] en passant par la colonisation et le 11-Septembre. Il conçoit ses tableaux de façon à ce qu’ils dialoguent les uns avec les autres et conceptualise ses expositions en pensant aux lieux où ils seront montrés. Chaque toile, silencieuse et habitée, devient une sorte d’arrêt sur image, une pause dans un monde bombardé, saturé d’informations visuelles.
En 2001, il représente son pays à la Biennale de Venise avec une série intitulée « Mwana Kitoko » rappelant les mensonges, la violence et l’inhumanité du colonialisme belge au Congo. En 2005, deux ans après l’entrée en guerre des troupes américaines en Irak, il montre à New York sa série « Proper », qui comprend un portrait en très gros plan de Condoleezza Rice. Le visage déborde du cadre, semblant ainsi oblitérer tout contexte. En 2007, dans « Les Revenants », il s’intéresse au rôle joué par les jésuites dans le système éducatif belge et la formation des élites nationales. Il recourt à des couleurs ternes et sourdes (le gris, le bleu, le brun et le vert), comme brouillées, pour dénoncer la mémoire qui s’efface, la conscience rangée au placard.
Orgueilleux et arrogant, direct et peu diplomate, l’homme a son franc-parler. « C’est une grande gueule », note, l’air amusé, Paul Dujardin, le directeur général du Palais des beaux-arts de Bruxelles. Ce dernier se souvient l’avoir vu débarquer un jour à Bozar à la tête d’une vingtaine de peintres venus adresser leurs doléances au nouveau directeur de l’institution.
Un peintre politique
Luc Tuymans ne cherche pas à plaire. Il veut marquer les esprits, renvoyer aux hommes, comme un miroir, leur inhumanité, amener les spectateurs à réfléchir. « L’artiste nous oblige à poser chaque fois un regard différent sur la pièce qu’il nous donne à voir, à suspendre nos jugements et nos émotions pour reconsidérer nos référents. La suspension du regard est au cœur de la démarche de Luc Tuymans », analyse Catherine de Braekeleer, directrice du Centre de la gravure et de l’image imprimée de La Louvière en Belgique (Luc Tuymans, l’œuvre graphique. 1989-2015, éd. Ludion).
En livrant une autre vision du monde, il invite le spectateur à repenser celui-ci. À sortir de l’indifférence et à mettre fin au déni de réalité. À prendre conscience de son enfermement derrière des écrans ou dans des forteresses ambulantes – à l’image de Franck (2003), hagard, derrière les vitres teintées de sa voiture – qui médiatisent sa vision et l’isolent du monde et de la vie.
« C’est le peintre le plus profondément politique que je connaisse. […] Un homme constamment en lutte, un analyste de l’inhumanité, un déconstructeur qui peint », souligne Hélène Cixous.
Il est enraciné dans la culture flamande, qui est l’un des principaux foyers de l’humanisme et de la Renaissance, relève Paul Dujardin. Dans son bureau à l’ordonnancement clinique, une horloge scande l’heure d’Anvers, une autre celle de New York. Luc Tuymans est un artiste très demandé. Absorbé par la conception et l’organisation de multiples expositions dont il est le commissaire invité, par ses conférences et le suivi de publications, le peintre passe très peu de temps dans son atelier. À la mi-octobre, il était à Doha (Qatar) pour le vernissage d’« Intolérance », sa plus grande rétrospective, qui a ouvert ses portes à la galerie Al Riwaq. Pour l’occasion, il a exécuté une nouvelle série d’œuvres : « The Arena ». Inspirée des peintures noires de Goya et des arènes romaines, ces toiles reviennent (à la manière de Tuymans : oblique) sur les atrocités commises par Daech au Moyen-Orient. Cette série contribue à ce qu’il nomme « l’éternelle histoire de la violence et de l’ignorance ».
1958 : Naissance à Mortsel (Belgique).
1979 : Études à l’École nationale supérieure des arts visuels de la Cambre à Bruxelles.
1980 : Intègre l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers.
1981 : Délaisse la peinture pour se consacrer à la réalisation de films.
1992 : Documenta IX de Cassel.
2001 : Expose dans le pavillon belge à la Biennale de Venise.
2004 : Exposition personnelle à la Tate Modern à Londres.
2011 : Rétrospective au Palais des beaux-arts de Bruxelles.
2015 : Rétrospective « Intolérance » au Qatar Museums à Doha (jusqu’au 30 janvier 2016), et publication d’une monumentale monographie (Ludion).
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Luc Tuymans - Artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°447 du 11 décembre 2015, avec le titre suivant : Luc Tuymans - Artiste