Pionnière de la création sur ordinateur, Vera Molnár fait partie des artistes femmes redécouvertes récemment. Dans le sillage d’« Elles font l’abstraction », au Centre Pompidou, elle se voit consacrer, à 97 ans, une série d’expositions, dont une rétrospective à Rennes.
L’atelier de Vera Molnár compte une étagère, un bureau, une table, un canapé et un lit médicalisé. Une santé déclinante l’a contrainte à emménager depuis peu dans un établissement hospitalier parisien. L’événement ne semble pas vraiment entamer sa détermination : « Au fond, c’est seulement maintenant que je peux exercer mon métier d’artiste à temps plein, dit-elle. Je n’ai à m’occuper de rien : on me fait à manger, on nettoie ma chambre, on me monte mon courrier. » À l’accueil, son nom est associé à une longue liste de visiteurs. Parmi eux, Florent Paumelle, directeur de la Galerie Oniris à Rennes, qui la représente. Il nous accompagne un matin d’été dans la chambre de Vera Molnár. Ou dans son atelier, donc. « J’essaie de venir chaque semaine », dit-il.
C’est vrai qu’il y a fort à faire. À peine terminée à l’Espace de l’Art concret de Mouans-Sartoux, la rétrospective « Pas froid aux yeux » ouvre ce mois-ci au Musée des beaux-arts de Rennes, dans une version légèrement remaniée. Elle s’accompagne d’une exposition intitulée « La ligne n’a pas de fin » à la Galerie Oniris, qui sera suivie à partir du 26 novembre d’un accrochage à l’Espace Apollonia à Strasbourg. Il faut aussi préparer la prochaine Biennale de Venise et une exposition au LACMA à Los Angeles, programmée pour 2023. Vera Molnár est très sollicitée et s’en étonne un peu : « Pendant soixante ans, j’ai été la cuisinière de François Molnár, je faisais des carrés entre deux vaisselles, raconte-t-elle. J’ai vécu inconnue toute ma vie. »
Sur la tablette de son lit, un carnet à spirale est couvert de recherches plastiques. À l’occasion, c’est par téléphone qu’elle explique à son assistant allemand comment les mettre en forme. « J’ai hérité de Dürer l’amour des caractères et j’ai voulu faire quelque chose autour des initiales de l’expression “huis clos”, explique-t-elle. J’ai décrit ce que je projetais à mon assistant. Au bout de trois jours, il m’a renvoyé exactement ce que j’avais en tête ! » Elle nous montre le résultat : une série de H et de C logés l’un dans l’autre et imprimés sur des feuilles A4. « Moholy-Nagy racontait toujours qu’il avait fait une pièce commandée par téléphone. Pourquoi pas ? On peut définir les lignes et les formes dans un système de coordonnées et les couleurs sur le nuancier du fabricant. On ne sait pas s’il l’a vraiment fait : ses deux épouses se contredisent sur ce point. Mais moi, je l’ai fait ! »
À 97 ans, il se pourrait donc que Vera Molnár soit la première artiste à avoir créé une œuvre par téléphone ! Faut-il s’en étonner ? Dans les années 1960, elle fut aussi l’une des toutes premières à créer des œuvres par ordinateur, et ce avant même d’avoir accès à un ordinateur. De son aveu, les algorithmes, les contraintes et les protocoles sont au fondement de sa pratique depuis toujours. À ce sujet, elle nous raconte une anecdote. Née à Budapest dans une famille bourgeoise, elle se voit offrir une boîte de pastels. La jeune fille décide de mettre à profit ce cadeau pour dessiner tous les soirs le coucher du soleil sur le lac Balaton. « Je ne connaissais pas Claude Monet ni Impression, soleil levant, assure-t-elle. Pourtant, j’ai fait la même chose ! » Elle poursuit : « J’utilisais toujours les cinq mêmes couleurs, au risque de les user, et cette idée ne me plaisait pas du tout. J’ai donc mis au point un système pour utiliser successivement toutes les couleurs de la boîte, en glissant chaque jour d’un cran sur le spectre. Ce fut le début de ma vie d’artiste, de deux points de vue : d’abord parce que cette série disait mon goût du minimal, ensuite parce qu’elle contenait l’idée de mettre de l’ordre, de structurer. »
Pour justifier sa vocation, Vera Molnár enchaîne sur une deuxième anecdote. Elle a 16 ans et tombe sur un livre chez un antiquaire. Arrivée à ce point du récit, elle s’interrompt. D’un sac faisant la promotion d’une exposition de François Morellet, elle tire un ouvrage dont la couverture est enveloppée dans du papier kraft. C’est un livre sur Dürer dans lequel elle a glissé deux marque-pages. Le premier ouvre sur une gravure montrant des mains jointes en prière. « Sans savoir pourquoi, j’ai voulu faire ça ! Le soir même, j’ai dessiné ma main. C’était lamentable. J’ai recommencé, et recommencé. Je me suis dit qu’il serait peut-être plus simple de dessiner mon pied. C’était en effet un peu plus facile. Alors, quelqu’un m’a dit qu’un peintre nommé Léonard de Vinci avait fait des études de pieds pour une grande Cèneà Milan. Je n’étais donc pas seule ! La passion de la peinture est venue à ce moment-là. » Vera Molnár ouvre maintenant le livre à l’endroit du second marque-page. Cette fois, elle nous montre La Mélancolie. De l’ange accoudé, elle dit : « Ça, c’est moi, évidemment. » Puis elle ajoute : « Je n’ai pas vu le carré magique la première fois, mais tous les objets scientifiques et techniques. C’était comme le laboratoire de recherche au MIT, que j’ai connu beaucoup plus tard. J’ai alors décidé que j’irais vivre en France et m’installerais comme ça, au milieu d’un atelier de recherche. »
Pourquoi la France ? Parce que c’est le pays de l’art moderne. Vera Molnár y débarque en 1947 avec son mari rencontré aux Beaux-Arts de Budapest. « À Paris, tout me plaisait, dit-elle. J’ai fait du sous-Picasso, du sous-Mondrian, du sous-Moholy-Nagy. Puis j’ai commencé à comprendre ce que je ne voulais pas faire. En l’occurrence, des toiles conventionnelles type École de Paris qu’on accroche au-dessus de la cheminée. » Le « goût du minimal » lui dessine un chemin. « Je me suis convertie à la religion de l’abstrait, dit-elle, et c’était un pas très difficile à faire. Il m’a fallu faire des recherches pour rationaliser et ne pas m’en remettre à des forces mystiques. Puis un jour, quelqu’un m’a parlé d’un truc appelé ordinateur. J’ai compris que c’était quelque chose qui pourrait m’aider à construire, à comprendre, à vérifier pas à pas ce que je faisais. » Seul hic : nous sommes en 1960, les ordinateurs sont rares et hors d’atteinte. Vera Molnár conçoit donc une « machine imaginaire » : elle fait comme si elle commandait un ordinateur. « La procédure de recherche introduite par l’utilisation de la machine imaginaire consiste à écrire des programmes simples et à élaborer des séries de transformations de formes selon des directives très précises, en en limitant le champ et les possibilités par la fixation de contraintes, décrit Vincent Baby dans le catalogue de l’exposition “Pas froid aux yeux”. À la suite du programme vient la réalisation, sur des rouleaux ou des feuilles de papier, comme cela se passe d’ordinaire avec une table traçante reliée à un ordinateur. »
Trois familles de formes sont alors l’objet de ses recherches : les lettres de l’alphabet, les quadrangles et les lignes. Vera Molnár les soumet à des opérations simples et introduit dans ses programmes « 1 % de désordre ». Une fois toutes les variations possibles exécutées à la main, elle les scrute, se laisse surprendre, et fait une sélection. « En comparant entre elles toutes les images des séries réalisées, on peut voir, me semble-t-il, s’il y a ou non une modification qualitative, un “événement plastique” qui interviendrait quelque part, au cours des modifications successives », explique-t-elle en 1980 dans Un moment éphémère de certitude. « Je ne considère pas les images successives d’une série comme autant d’œuvres d’art ; ce ne sont que des étapes, des propositions à comparer. Je ne retiens d’habitude qu’une infime minorité de ces propositions comme dignes d’intérêt. » Le reste est déchiré et jeté : « Si j’avais gardé l’ensemble de mes erreurs, le MoMA me l’achèterait tout de suite ! », regrette-t-elle aujourd’hui.
Son approche géométrique et le systématisme de sa démarche placent bientôt Vera Molnár dans le giron de l’Art concret et, brièvement, du groupe GRAV, où elle noue avec François Morellet un long compagnonnage. Pour autant, elle reste à une certaine distance de ces deux mouvements. « L’Art concret invente un programme et ne bouge pas, explique-t-elle. Moi, je me laisse influencer, je ne vis pas dans une structure fermée. Si je vois un papier froissé sur le sol, je peux m’y arrêter et décider de l’intégrer à mes travaux. En ce sens, je ne suis pas vraiment une concrète. » Autre divergence de taille : le rapport de l’artiste à l’histoire de l’art et le dialogue ininterrompu qu’elle entretient avec une poignée de maîtres, dont Monet, Cézanne, Klee et bien sûr Dürer. « Elle aurait pu se contenter de rester dans la filiation de Mondrian ou Malevitch, assure Fabienne Grasser-Fulchéri, directrice de l’Espace de l’Art concret. Mais de manière assez culottée, elle se réfère à Monet, alors que l’Art concret se définit contre l’impressionnisme. C’est une grande marque de liberté : elle n’est d’aucune chapelle. » S’il faut lui chercher une famille, c’est plutôt du côté de Pierre Barbaud. Le compositeur, aujourd’hui oublié, est un pionnier de la musique assistée par ordinateur. C’est lui qui oriente Vera Molnár vers les premières machines. Mai 68 fera le reste : profitant du désordre ambiant, l’artiste va frapper à la porte de l’université d’Orsay, qui compte un ordinateur. Quand elle évoque son intention de créer via un programme informatique, le directeur de l’institution tombe des nues, mais il finit par accepter.
« Grâce aux programmes informatiques, on pouvait aller bien au-delà de ce qu’on pouvait faire à la main, explique Vera Molnár. J’arrivais à injecter beaucoup plus de désordre et à voir le résultat tout de suite. Baudelaire écrivait : monotonie, symétrie, surprise. C’était cela, et la surprise se produisait sous mes yeux, tout de suite. » Pourtant, l’artiste ne délaissera jamais le dessin et la peinture à main levée. « Son œuvre compte beaucoup de dessins, de collages, de papiers déchirés, note Fabienne Grasser-Fulchéri. S’y noue une sorte de correspondance entre la main et l’ordinateur. D’ailleurs, dans certains dessins, on ne sait plus ce qui est imprimé ou fait à l’encre. » Entre la machine et le corps, Vera Molnár refuse en somme de choisir : « Ne me demandez pas ce qui m’intéresse le plus, dit-elle. Ce serait comme demander à un enfant s’il préfère son papa ou sa maman. »
Pourtant, ses travaux sur ordinateur ont longtemps « dormi dans un tiroir », selon ses mots. « À l’époque de ses premiers programmes informatiques, tout le monde considérait qu’il était inhumain de travailler avec des machines, explique Jean-Roch Bouiller, directeur du Musée des beaux-arts de Rennes. Les années 1970 et 1980 ont été pour Vera Molnár une longue traversée du désert. »À la Galerie Oniris, où elle est exposée à partir de 1995, ce sont ses toiles qui recueillent d’abord les faveurs des collectionneurs. « Le côté plus historique, digital, était peu montré, souligne Florent Paumelle. Cela ne fait que quatre ou cinq ans qu’on voit de nouveaux acquéreurs aborder Vera Molnár sous l’angle de l’art numérique. »
Entre-temps, diverses expositions sur ce thème sont venues signaler son antériorité. Les progrès de l’intelligence artificielle ont aussi remis au goût du jour la délicate question du rapport de l’humain à la machine et des potentialités ouvertes dans le champ de la création par les algorithmes. « Les travaux créés à Orsay étaient imprimés sur des rouleaux de papier perforé, s’amuse l’artiste. Quand je voulais, rarement, les exposer, il fallait absolument cacher la perforation. Aujourd’hui, c’est l’inverse : on la montre ! »
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L’ordinatrice Vera Molnár
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°747 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : L’ordinatrice Vera Molnár