Pendant leur séjour à Collioure, Matisse et Derain tentent de libérer la couleur de sa fonction mimétique, de construire les formes avec elle. C’est une explosion de tons crus, de couches colorées. Le courant principal de ce qui allait être appelé, quelques mois plus tard, le fauvisme était né...
«J’ai turbiné avec Matisse et je crois qu’il ne me croyait pas en possession d’une science de la couleur comme celle contenue dans le manuscrit que je t’ai lu. Il subit une crise en ce moment à propos de peinture. » Ces lignes extraites d’une lettre que Derain adresse à Vlaminck au mois d’août 1905 en dit long sur la relation qui unit les deux hommes au travail à Collioure. Les portraits croisés qu’ils réalisent l’un de l’autre à ce moment-là – Derain en fait trois de Matisse alors que celui-ci n’en peint qu’un seul de son compère (ill. 2) – reflètent bien les préoccupations esthétiques qui sont les leurs : réussir à libérer la couleur. Mais la chose ne va pas de soi tant pèse l’expérience divisionniste de fragmentation de la touche issue de l’impressionnisme et systématisée par le pointillisme.
Des tons vifs et décalés
Si Matisse et Derain aspirent à aller encore plus avant, il ne leur est pas facile de se défaire aussi vite des habitudes acquises et, quoique l’exemple de Van Gogh ait pu les encourager à l’emploi d’une palette aux tons vifs et décalés par rapport au réel, ils lui restent encore fidèles. Ils ont beau se servir de tons de vert, de rouge et de jaune pour modeler leur visage, les deux portraits, de l’un et de l’autre, que conserve la Tate Gallery de Londres (ill. 2, 3) restent chacun dans un rapport de vraisemblance au modèle, porté de plus par un éminent souci d’expression psychologique. En revanche, les deux autres portraits de Matisse que brosse Derain témoignent d’une liberté plus grande et d’une audace chromatique bien plus hardie. L’un montre le peintre au travail, pinceaux en main, dans un gros plan en pleine action, voire dans un état de surexcitation sauvage que confortent un dessin rudimentaire, une touche extrêmement hâtive et l’aspect inachevé du tableau. L’autre, qui place Matisse assis sur un pliant, nonchalamment accoudé à une table, accorde à la couleur toute son attention : elle est beaucoup plus empâtée et posée à larges coups de brosse, comme si elle était le seul motif du tableau.
C’est d’ailleurs ce qu’il advint au fil du temps au cours de cet été 1905. Enhardis mutuellement par leurs recherches, Matisse et Derain vont petit à petit « livrer le motif aux couleurs », pour reprendre la formule de Pierre Schneider adressée à l’auteur de La Joie de vivre. La « révolution fauve » procède alors de la prise de conscience par les artistes du passage de la notion de valeur à celle de couleur. En cette matière, la lumière du Sud a joué un rôle déterminant et les différents paysages que Matisse et Derain exécutent au mois d’août en sont une excellente illustration. Il y va d’une simple juxtaposition de touches colorées – voire de couches colorées – qu’irradient les tons crus qu’ils emploient. Que ce soit telle vue de La Moulade ou tel Paysage de Collioure de Matisse, que ce soit telle Vue de Collioure (ill. 5) ou telle scène de Pêcheurs à Collioure de Derain, tout est au diapason de ce paysage qu’ils ont sous les yeux et qui est « très monté de couleur ». Celle-ci atteint parfois même un point paroxystique, soit dans des empâtements qui font de chaque aplat de véritables emplâtres, soit dans des jeux de transparence solaires et aveuglants. Ainsi des aquarelles de Matisse dont les motifs sont proprement absorbés par la couleur pour ne plus désigner leur lieu d’origine mais celui de la peinture elle-même.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°571 du 1 juillet 2005, avec le titre suivant : « Livrer le motif aux couleurs »