FRANCE
Du Havre à Montpellier, de plus en plus de métropoles françaises organisent des manifestations d’art dans l’espace public. De la valorisation du patrimoine à la démocratisation culturelle, sans oublier la création d’un récit, les raisons d’un engouement très actuel.
France. Le festival artistique métropolitain, format désormais classique de l’animation culturelle, devrait connaître cet été une sorte d’acmé. Lille donnait le ton dès le 27 avril avec « Eldorado », et vivifiait « Lille 3000 » d’une plongée foisonnante au cœur de la création mexicaine et latino-américaine. Dunkerque embrayait le mois suivant avec le lancement de « Gigantisme », nouvelle manifestation triennale [impulsée par le Frac Grand Large, Hauts-de-France, et le Laac, Musée de France] axée sur la valorisation du patrimoine industriel de la ville. La formule se décline tout au long de l’été dans bien des métropoles. Petite liste, en vrac : « Liberté ! » à Bordeaux, « Rose Béton » à Toulouse, « Constellations » à Metz (lire Supplément page XXIII), « 100 artistes dans la ville » à Montpellier, « Un été au Havre » et bien sûr Le Voyage à Nantes, classique du genre lancé en 2010 par Jean Blaise.
Dans leur programmation revient un leitmotiv, presque un pensum : le souci d’inscrire la création artistique au cœur du paysage urbain, en y plaçant des œuvres in situ, monumentales ou discrètes, pérennes ou non. Si la ferveur festivalière mobilise généralement tout l’« écosystème » artistique local, des institutions muséales au monde associatif, c’est dans les espaces publics, sur les places, dans les rues et jusque dans les friches ou bâtiments délaissés de longue date que se nichent souvent de tels événements.
On peut s’en étonner, quand on sait les contraintes intrinsèques à l’espace urbain. Évoquant les deux installations qu’il a commandées à Zilvinas Kempinas à la chapelle du Crous et sur les quais de Bordeaux dans le cadre de la saison Liberté !, José-Manuel Gonçalvès, directeur du 104 à Paris, les résume en ces termes : « L’œuvre ne doit pas empêcher l’accessibilité du public et des engins de secours. Elle doit aussi être solide, pour ne pas nécessiter une surveillance permanente. Lorsqu’elle est éphémère, cet impératif de solidité rend la contrainte encore plus forte. »
Au Havre, les aléas climatiques ont infléchi le travail de certains artistes : invité par Jean Blaise à investir les balcons de la rue de Paris, Stephan Balkenhol, pour ses bas-reliefs, a troqué le bois, son matériau de prédilection, contre la céramique. Pour les mêmes raisons, Enrique Olivera a préféré inscrire son installation dans une casemate des jardins suspendus plutôt que d’affronter l’architecture d’Auguste Perret comme l’y invitait Jean Blaise. Enfin, quelques jours avant l’ouverture d’« Un été au Havre », l’une des 18 structures en carton d’Olivier Grossetête, un phare édifié collectivement dans le cadre d’ateliers participatifs, tanguait sous le vent et menaçait de s’effondrer, avant même sa destruction programmée dans un moment jubilatoire et festif. Commentaire de Lionel, l’un de ses assistants : « Ça fait partie des données quand on travaille dans la rue. »
Certains artistes abordent d’ailleurs ces contraintes comme un défi. « Dans la ville, on intervient dans un espace déjà occupé, par des immeubles, par des commerces, par des gens, rapporte Stephan Balkenhol. Il faut réagir à ce qu’on trouve sur place. L’œuvre y change l’espace, et l’espace change l’œuvre. C’est plus compliqué, mais ça a plus de profondeur et d’impact. » La ville offre à d’autres des ressources essentielles : « L’œuvre Merci est principalement constituée de matériaux trouvés sur place, et recyclés, explique Borondo à propos de son installation immersive au temple des Chartrons à Bordeaux. Travailler avec ce qu’on trouve est un risque, mais c’est aussi très excitant. »
Côté élus, l’intervention artistique au cœur de la ville constitue surtout un formidable levier d’attractivité. « Elle répond à un enjeu de visibilité », note Pascal Lebrun-Cordier, ancien directeur artistique de la ZAT (Zone artistique temporaire) à Montpellier, et directeur du master « Projets culturels dans l’espace public » (Paris-I). « Les villes sont engagées dans une compétition, elles doivent séduire, attirer, en créant des projets parfois monumentaux pour mettre en récit une ville, en partant de son histoire, de son paysage. »
L’œuvre exposée dans l’espace public sert d’autant mieux cette stratégie de développement par la culture qu’elle s’inscrit au cœur du patrimoine, et vient « activer » l’architecture et le paysage pour en rehausser l’identité propre. Elle agit en somme comme un « révélateur » d’autant plus précieux que les festivals artistiques procèdent tous d’un même souci d’image et de « branding » urbain. À Metz, le parcours « Pierres numériques » de Constellations est né du désir de projeter (littéralement) sur le riche patrimoine local la stratégie de développement très « french tech » de la métropole. Dans la même veine, Un été au Havre entend d’abord « provoquer l’architecture » d’Auguste Perret, selon les termes de Jean Blaise. « L’art est un aimant pour révéler la ville, explique Thomas Malgras, le sémillant directeur du groupement d’intérêt public qui pilote Un été au Havre. Nous n’avons pas besoin de la transformer. Nous voulons juste montrer à quel point elle est belle. » À ce titre, les œuvres sont disposées dans le centre selon un tracé judicieux, qui met au jour les grands axes dessinés par Perret. Dans le prolongement de la rue de Paris, la Catène de containers de Vincent Ganivet relie la ville au port. Up#3 de Sabina Lang et Daniel Baumann prolonge sur la plage, vers l’horizon marin, l’avenue Foch, autre grand axe havrais également investi cette année par la Narrow House d’Ervin Wurm.
De manière plus inattendue, Rose Béton est né en 2016 à Toulouse pour valoriser un patrimoine local très informel : le graffiti. « La municipalité est venue me chercher pour prendre la direction artistique d’un événement autour des cultures urbaines, explique Tilt, enfant du pays et célèbre graffeur. Au même moment, Olivier Gal était en train d’écrire un livre sur la Truskool [collectif de graffeurs auquel a appartenu Tilt dans les années 1990], et la Mairie s’est rendu compte que Toulouse était une place forte du graffiti. Elle a voulu mettre en avant cette discipline. »
À Montpellier enfin, « 100 artistes dans la ville » vient relier les trois espaces du Mo.Co, « écosystème artistique » déployé entre La Panacée, l’hôtel Montcalm et les Beaux-Arts (lire p. 14).
Les organisateurs de ces manifestations ont aussi à charge de susciter la curiosité des médias afin d’attirer touristes et futurs résidents – raison pour laquelle les métropoles sollicitent des directeurs artistiques de renom, capables de mobiliser un large réseau d’artistes à la notoriété mondiale. Il leur faudra également organiser des « parcours » pour guider les touristes de passage vers les œuvres d’art, ou proposer des visites en bus, comme à Toulouse où la programmation de Rose Béton excède largement le centre-ville. Orienter les flux de visiteurs est décisif, pour ses effets économiques sensibles : « Quand nous avons lancé Un été au Havre, 27 commerces étaient fermés rue de Paris, explique Thomas Malgras. Aujourd’hui il n’y en a plus que quatre [de fermés]. Le fait de créer une attraction forte avec la Catène a permis de redynamiser les flux. »
L’espace public a pour autre vertu d’exposer l’œuvre d’art à toutes les catégories de population, y compris les moins enclines à un tel face-à-face. « Il permet de s’adresser à un public plus large que les programmations enfermées dans des espaces d’art », résume Pascal Lebrun-Cordier. Les œuvres déployées dans la ville peuvent d’ailleurs orienter les visiteurs vers les institutions, souvent partenaires, parfois prescriptrices d’artistes. « Parmi les enjeux de Constellations, il y a la volonté de démocratiser l’accès à la culture, dans une démarche plus spontanée, plus grand public, sans prendre rendez-vous », explique Hacène Lekadir, adjoint à la culture à la Ville de Metz. La question de la démocratisation culturelle est capitale : depuis trois ans, des spectateurs découvrent certains lieux grâce à Constellations, et reviennent pendant l’année. » Pour satisfaire cette ambition, la métropole lorraine a d’ailleurs fait le choix de formes d’art supposées plus accessibles au grand public : l’art numérique et le street art.
Pour autant, la confrontation avec un public divers est toujours incertaine. « À Toulouse, les fresques se font dans les conditions réelles du graffiti, avec des gens qui viennent interpeller les artistes, se plaindre, manifester leur contentement ou au contraire leur joie », décrit Tilt. Source de discussion, l’œuvre peut venir parfois heurter violemment le public, jusqu’à la polémique. Invité à Lille dans le cadre d’Eldorado, le collectif de muralistes mexicains Tlacolulokos a ainsi défrayé la chronique locale dans le quartier de Moulins : sur une fresque évoquant le narcotrafic, on pouvait lire « ACAB » (pour « All cops are bastards »), slogan anti-flic planétaire. La colère enflant, les artistes ont battu en brèche et effacé l’acronyme.
Pourtant, ce genre d’incident reste rare : « Sans qu’on puisse parler d’autocensure, les artistes s’adaptent à la ville, souligne Jean Blaise. Quand Ervin Wurm est invité à Nantes, il présente dans l’espace public des œuvres très sages, alors qu’en galerie il est bien plus provocateur. » La réaction du public est un bon test, qui peut décider de la pérennité ou non de l’œuvre : « Quand nous avons vu l’engouement des visiteurs pour la Catène de containers, nous avons tout de suite compris qu’on ne pourrait pas la démonter comme prévu, raconte Thomas Malgras. Nous avons commandé dès l’été 2017 des études pour voir si nous pourrions la conserver. » José-Manuel Gonçalvès relève lui aussi la capacité de l’œuvre d’art à s’imposer, pour peu qu’elle soit judicieusement choisie : « Dans l’espace public, la façon dont une œuvre peut être regardée nous échappe, on n’est pas dans un musée. Ici on prend des risques : ça nous permet de voir comment un espace public est appréhendé et peut évoluer. » À ce titre, la commande d’œuvres d’art dans la ville en fait évoluer subtilement les usages. « Elle permet d’augmenter les espaces ouverts, et peut être un prétexte pour ouvrir des espaces privés, note José-Manuel Gonçalvès. Elle permet de gagner des espaces pour tous dans tous les espaces. L’art, sa dimension symbolique, autorise certains acteurs à tenter de nouvelles expériences, et crée un espace presque synaptique à l’insu de leur plein gré. »
L’art dans l’espace public
Histoire. Contraignant, soumis à divers aléas, l’espace public n’offre a priori pas les conditions idéales à la création artistique ni à la monstration d’œuvres. Il s’est pourtant peu à peu imposé comme « nouveau territoire de l’art » dès les années 1960. En France, cet essor est bien sûr porté par le 1 %. Mais comme le rappelle Hervé-Armand Béchy dans Introduction à l’art public contemporain, essai paru en avril 2019 (éd. Infolio, Suisse), il est aussi le fait d’artistes engagés dans une critique féroce des institutions et du marché de l’art, en Europe comme aux États-Unis. « La volonté de ces artistes de produire des œuvres in situ en s’adressant de façon privilégiée à l’audience populaire plutôt qu’à un petit nombre de connaisseurs est l’un de leurs principaux objectifs, écrit l’auteur. D’où l’intérêt manifesté pour d’autres territoires de création et notamment les espaces publics urbains afin de tenter de réaliser un ancrage de l’art dans la vie quotidienne. » Vincent Bioulès, objet d’une rétrospective au Musée Fabre à Montpellier (lire Supp. p. 17) est alors du nombre, avec le groupe ABC. Le parcours « 100 artistes dans la ville » à Montpellier se veut d’ailleurs un hommage à cet événement. À la même époque, l’émergence du graffiti writing outre-Atlantique signale la ville comme terrain d’aventure livré aux appétits de jeu d’une jeunesse dopée à la culture de masse. Sa diffusion en Europe dans les années 1980 coïncide avec un tournant institutionnel de l’art public, qui voit se développer d’importantes commandes, parmi lesquelles les fameuses « colonnes de Buren » [Les Deux Plateaux, 1986]. La métropolisation marque dès la décennie suivante l’émergence d’un art public associé (inféodé ?) au développement économique des métropoles. L’art dans l’espace public devient alors un atout du « branding » urbain, dont l’enjeu principal est l’attractivité – touristique et résidentielle. Singulier retournement.
Stéphanie Lemoine
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’espace public au cœur des festivals artistiques
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°527 du 5 juillet 2019, avec le titre suivant : L’espace public au cœur des festivals artistiques