Art contemporain

Quand l’art urbain prend la clé des champs

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 18 août 2019 - 1650 mots

Né au cœur des grandes métropoles et associé à leur dynamisme, l’art urbain se crée aussi à la campagne et dans les petites villes. De quoi défaire l’image de territoires relégués, où l’art et la culture jouent les grands absents…

L'origine du Palmier oeuvre réalisée lors de la BIAM 4, 2019 à Wavrechain-sous-Denain © Photo Collectif Renard
L'origine du Palmier oeuvre réalisée lors de la BIAM 4, 2019 à Wavrechain-sous-Denain (Hauts-de-France)
© Photo Collectif Renard

Le Brexit, l’élection de Donald Trump, la révolte des gilets jaunes ou les scores du Rassemblement national aux dernières élections ont charrié d’abondants discours sur les « nouvelles fractures territoriales ». L’espace serait désormais polarisé entre des métropoles bénéficiaires de la mondialisation et des « périphéries » (au sens large) en voie de décrochage économique et « repliées » sur elles-mêmes. Si l’on suit cette polarité, l’art urbain s’affilierait de toute évidence aux premières : mobile, connecté, global, il plaide pour une société « ouverte », et son caractère a priori transgressif floute toutes sortes de frontières – juridiques, morales, géographiques.

Sa participation active, depuis une petite dizaine d’années, à la fabrique de la ville, le campe d’ailleurs en allié plus ou moins volontaire de la métropolisation : dans un « nouvel ordre urbain » néolibéral fondé sur une concurrence mondiale entre grandes villes, l’art urbain vient se couler dans les stratégies de développement par la culture que mènent certaines d’entre elles pour attirer capitaux et « classes créatives ». Il vient aussi bien nourrir leur programmation artistique (témoin la part de l’art mural dans « Eldorado », l’édition 2019 de Lille3000, ou dans celle du festival Constellations à Metz) que seconder leurs projets d’aménagement. Né au cœur des métropoles, il épouse leurs flux, leur vitesse et leur agilité. Il en reflète aussi la sémiologie propre, critique la vidéosurveillance, dénonce le matraquage publicitaire ou le quadrillage de l’espace public.

Des événements d’envergure hors des grandes villes

Ici et là, des œuvres d’art urbain surgissent pourtant à l’ombre des grandes villes. Le Mausa, que son initiateur Stanislas Belhomme présente comme « le premier musée d’art urbain en France », a ainsi vu le jour en 2016 dans un petit village de Franche-Comté, avant qu’un imbroglio financier n’en précipite la fermeture. Le projet s’épanouit désormais à Neuf-Brisach, ville d’environ 2 000 habitants fortifiée par Vauban. Le 4e Mur, l’un des festivals d’art urbain les plus réputés d’Europe, est né à Niort (60 000 habitants). C’est aussi dans une petite ville d’Italie, Grottaglie, qu’Angelo Milano a organisé entre 2008 et 2012 le FAME festival (« fame » comme faim en italien, même si son succès porte à le prononcer à l’anglaise). Un événement auquel la participation de Blu, Vhils, Conor Harrington, Akay, Nug ou JR a assuré une renommée mondiale.

Du 18 au 25 août, c’est également dans un village de Côte-d’Or, à Villars-Fontaine (138 habitants), que l’on verra converger Futura, Delta et Mode 2, soit trois figures incontournables du graffiti writing. Pour la quatrième édition de Street art on the roc, ils y réactiveront le projet DeFuMo et peindront les derniers immenses blocs de pierre loisibles de la Karrière, un ancien site d’extraction de pierres reconverti en espace culturel à ciel ouvert. On y attend également le rappeur Ménélik, qui s’y produira le 24 août avec l’orchestre de Dijon-Bourgogne. D’après Ruben Klein, son manager, le lieu est déjà « le monument gratuit le plus visité de Bourgogne ». Il devrait en effet passer cette année la barre des 50 000 visiteurs.

L’initiateur de cette reconversion tranche pourtant avec l’image qu’on se fait des promoteurs habituels des cultures urbaines : Pierre Lignier est maire de la commune et porte beau ses 80 ans. Né dans un village tout proche, ce fils de vigneron a conduit sa carrière de directeur d’école d’art à Dijon, Valence, Orléans ou Lyon, avant de revenir s’installer sur « la Côte » (de Nuits) à la retraite. La Karrière est le dernier rejeton d’une politique culturelle habile, conduite peu après son élection en 2008 : « Je ne voulais pas passer ma mandature à tamponner des documents, explique-t-il. J’ai donc créé l’association Vill’art, et demandé à des peintres de faire le portrait de tous les habitants du village. En milieu rural, on regarde l’art de loin, mais l’initiative les a mis en confiance. » Elle lui a en effet permis d’embrayer sur la réhabilitation des carrières, « cicatrice » paysagère devenue décharge à ciel ouvert. « Les membres du conseil municipal voulaient la combler, rapporte-t-il. Mais j’ai été frappé par ces immenses fronts de taille en amphithéâtre. Les plus bas font 12 m, les plus grands 15. On ne pouvait y faire que du street art. »

Un effet paradoxal de l’exode rural

À Villars-Fontaine comme dans d’autres territoires excentrés, la présence de l’art urbain résulte de l’heureuse rencontre d’un homme et d’un site sous-estimé. Elle est aussi un effet paradoxal de l’exode rural. Quelles qu’en soient les motivations, les projets muraux déployés hors des métropoles sont dans leur majorité le fait d’enfants du cru partis un temps se frotter aux grandes villes. Antonio Oriente en est un exemple. Originaire de Sapri, petite bourgade italienne de 7 000 habitants, il est parti faire ses études à Rome, puis à Montréal. À son retour au bercail, il a fondé l’association Incipit et organisé le festival Oltre il Muro (« Au-delà du mur »). Il s’attèle désormais avec Escif à un projet artistique d’envergure : le Breath Project. En cours de réalisation, celui-ci ne prendra sa pleine mesure que dans quelques années, et pour cause : il consiste en la plantation de 2 500 chênes verts et autant d’érables sur le mont Olivella qui domine la ville. Au fur et à mesure de leur croissance, les arbres y dessineront l’icône d’une batterie en cours de chargement, et passeront du vert l’été au rouge à l’automne, comme pour mieux confronter les cycles de la nature à l’instantanéité et à la voracité énergétique des nouvelles technologies. « Il y a 300 ans, on a coupé tous les arbres pour vendre le bois, explique Antonio Oriente. La conséquence a été terrible, puisque la déforestation a entraîné des inondations. Notre premier objectif était de replanter. On n’a pas mis la montagne au service de l’art, mais l’art au service de la montagne. »

Les citoyens reprennent le pouvoir

Par sa nature comme par son propos, un tel projet n’aurait évidemment pas pu voir le jour dans une grande ville. Mais Antonio Oriente pointe une autre vertu de la vie à Sapri : « J’ai commencé à y organiser des projets artistiques parce que je m’ennuyais, explique-t-il. Dans une grande ville, jamais je n’aurais lancé ce type d’événements : j’ai besoin de silence pour réfléchir. » Dans FAME, documentaire dédié au festival du même nom, Angelo Milano ne dit pas autre chose : « Grottaglie m’avait donné quelque chose de précieux, et de sous-évalué : l’ennui », explique-t-il.

De fait, l’absence ou la faiblesse des politiques culturelles ouvrent une brèche où se glisser, et d’autant plus que l’espace rural et les petites villes offrent une proximité impossible dans les métropoles. « Dans les grandes villes, il y a tellement d’intervenants au niveau politique que c’est difficile de faire des choses, et c’est un peu saturé », résume Mode 2. Initiateur de la BIAM, qui se déploie dans la région Hauts-de-France, Julien Prouveur a eu tout le loisir de mesurer la différence entre les dynamiques des métropoles et celles des territoires situés à leur marge. Le jeune homme a grandi un pied à Wavrechain, l’autre à Denain, et associe largement ces deux communes à la programmation de la biennale.

« Leurs problématiques sont à l’opposé de celles de la métropole lilloise, note-t-il. Ce sont des territoires où il ne se passe plus grand-chose. L’art dans la rue devrait donc parler aux élus, mais ils se l’approprient peu, sans doute parce qu’ils sont englués dans leur quotidien, et n’ont pas en interne les compétences ni les moyens financiers. La situation crée des opportunités et offre des interstices pour des associations comme la nôtre. Les logiques ne sont pas descendantes, mais ascendantes : ce sont des citoyens qui reprennent le pouvoir. » Du reste, cette proximité se joue aussi entre le public et les artistes : « Ce qui est formidable, c’est que les artistes prennent le temps d’expliquer leur démarche, s’enthousiasme Pierre Lignier. Certains font même participer les gens. »

Le monde à portée de village

Pour le maire de Villars-Fontaine, l’art urbain est aussi une manière de secouer les conservatismes locaux. Mener des projets d’art urbain dans les territoires ruraux tient en effet de l’oxymore et peut se heurter, de ce fait, à des oppositions pugnaces. Organisateur dans son village natal, Pressigny-les-Pins (Loiret), du festival de street art LaBel Valette, Sébastien Lis en a fait l’expérience : « Quand on est arrivé, explique-t-il, les habitants pensaient que le lieu (un château ayant appartenu à l’État espagnol) allait devenir “l’exutoire des névroses urbaines”, selon les termes de la maire. On n’a eu aucune aide de la municipalité. » De fait, le risque est réel de venir plaquer du street art dans des lieux qui lui sont fondamentalement étrangers. « Je ne suis pas partisan de parachuter du graffiti partout, affirme Mode 2. Certaines villes moribondes y recourent pour se redynamiser, mais sans recul ni connaissance de cette culture et de l’environnement où elle est née, et on assiste un peu à une course tête baissée. Or il est important de s’adapter au lieu, à son identité et à la vie autour. »

Selon Sébastien Lis toutefois, ce risque est largement compensé par les retombées de telles initiatives. Ingrédients du lien social, elles sont aussi, d’après lui, de vrais leviers économiques : « Depuis la création du festival, une épicerie a rouvert dans le village », explique-t-il. À Villars-Fontaine également, deux emplois ont été créés pour soutenir l’essor de La Karrière. La présence de l’art urbain dans ces territoires pourrait enfin avoir des effets politiques, en brouillant les polarités contemporaines entre gagnants et perdants de la mondialisation. « À Sapri, le slogan “penser globalement, agir localement” prend tout son sens, note ainsi Antonio Oriente. Il nous invite à agir plutôt que de regarder à la télé ce qui se passe ailleurs. » À défaut de parcourir le monde, il s’agit en somme de faire venir le monde à soi…

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°725 du 1 juillet 2019, avec le titre suivant : Quand l’art urbain prend la clé des champs

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque