La photographie a favorisé récemment les signes les plus troublants d’une étrange symbiose entre art et mode. Métissage qui pourrait se décliner par ce sophisme : puisque la mode est un art, puisque que l’art est à la mode, puisque la photographie est un art à la mode, alors la photographie de mode est un art. Quitte à tout embrouiller.
Jamais, en effet, les liens n’ont été si ténus, troublés, et parfois féconds, entre les créateurs d’images, le milieu de la mode et le monde de l’art. Depuis une dizaine d’années, les galeries, qui d’ordinaire se contentaient, à l’occasion de la saison des défilés, de louer aux créateurs et stylistes leurs espaces pour un showroom éphémère, se sont attachées à promouvoir, à côté de leurs artistes, des photographes comme Inez van Lamsweerde, Mario Testino, Peter Lindbergh ou Paolo Reversi qui réalisent des catalogues pour Yohji Yamamoto, Romeo Gigli ou Comme des garçons. De leur côté, des créateurs de mode font appel à des artistes pour promouvoir l’image de leurs vêtements. Rappelons ainsi que la photographe américaine Cindy Sherman a effectué, dès 1984, une suite d’images pour des publicités Dorothée bis, avec ce commentaire : “C’est en grande partie en réaction au bombardement croissant de stéréotypes sur ce que doivent être l’apparence et le comportement d’une femme : j’ai préféré aller à l’encontre de ce que disaient les magazines de mode.” Nan Goldin, a réalisé, en 1985, une série de mode pour le magazine View, une suite de clichés montrant notamment une femme enceinte dans un bain russe du Lower East Side, à New York, et où l’on reconnaît ses amies et modèles qui figurent dans sa chronique The Ballad of Sexual Dependency.
Les liens étroits entre les magazines de mode et les grandes maisons de couture ont imposé aux photographes d’après-guerre de savoir conjuguer leur créativité visuelle avec une fonction informative. Ainsi, sous l’influence du directeur artistique Alexey Brodovitch, Richard Avedon a pu faire descendre, pour Harper’s Bazaar, son mannequin vedette en tailleur Balenciaga dans une cour du Marais, à Paris, au milieu d’une troupe de saltimbanques, ou placer la longiligne Dovima en Dior sur la piste du Cirque d’hiver entre deux éléphants mastodontes. La lecture des modèles n’est jamais altérée mais mise en scène sous la forme, proche du cinéma italien, du réalisme joyeux. Malgré les audaces empruntées au cinéma, à la peinture ou au reportage, par les photographes comme William Klein, Frank Horvat, Melvin Sokolsky, et, de manière plus exceptionnelle, par Diane Arbus pour Harper’s, la composition des images respecte une fascination pour le vêtement, le dessin des lignes, et place l’invention du cliché en connivence avec le talent du créateur.
“C’est fini la mode comme une belle chanson d’amour. Je veux que mes images, dans leurs violences réactives, participent des enjeux sociaux d’aujourd’hui “, déclare aujourd’hui Nick Knight, qui a commencé la photographie, alors qu’il était employé dans une épicerie de nuit, en réalisant des portraits de punks. Il a ensuite collaboré à des magazines comme I-D ou Face. Réveillé par des photographes tels Craig McDean, Juergen Teller ou Terry Richardson, qui soulignent leurs inspirations dans la musique et la scène underground, de nouveaux journaux traitent la mode, l’art, la tendance ou le style sur fond de crise, en adaptant le glamour aux ecchymoses de la crise financière, des rapports de violence, des ambiguïtés libertaires du sexe. Ce que traitent les journaux comme Face, W, Dazed and Confusion, et, en France, Purple ou SelfService ressemble fort à un manuel d’attitude à l’usage des contemporains, où le vêtement sert de révélateur à un étrange corps à corps social, magazines du temps présent dont les photographies, retouchées par ordinateur, disent les attraits et les leurres.
Or, les jeunes artistes pratiquant la photographie, côtoyant parfois les photographes de mode dans les mêmes laboratoires, évoquent eux aussi les rapports troubles de la vérité et du mensonge en art, de la valeur du temps, quotidienneté, banalité, autobiographie, autofiction, sur fond de critique sociale et de réflexion du statut de l’œuvre d’art. Intérêts croisés, qui participent des préoccupations d’une époque contemporaine, où l’on voit par exemple l’artiste italienne Vanessa Beecroft exposer en galerie la vidéo de ses fameux défilés de modèles féminins, habillés ou déshabillés, actions qui semblent inspirées de la célèbre suite de clichés qu’Helmut Newton a publiée au début des années 1980 dans le Vogue France, alignement en studio de mannequins habillés et nus. Alors que Nicole Tran Ba Vang, qui après des études de stylisme, réalise des trompe-l’œil numériques avec ses personnages nus retirant comme des vêtements leur propre peau, l’artiste Natacha Lesueur soumet le corps à des extravagances culinaires, décoratives et acerbes, soulignant les ambiguïtés du paraître et de la question de l’identité. Sur un mode plus proche de la fable, le jeune artiste Jean-Pierre Khazem, exposé à la galerie Emmanuel Perrotin, fait porter à des mannequins de grosses têtes postiches, s’amuse du trouble de ces êtres hybrides qui se promènent dans la rue ou crée des bimbos à la plastique glamour. Ce travail a séduit les magazines de mode – y compris le supplément du Monde – ou la publicité, avec un film pour Mac Donald’s. L’artiste admet que ces commandes sont à la fois un formidable outil de diffusion et de revenus substantiels, à condition de savoir les gérer avec parcimonie. L’ère de la confusion, propre aux années passées, a sans doute fait son œuvre. Les incursions créatives des artistes dans la mode ou la publicité valent mieux que la confusion des genres.
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Les photographes entre deux eaux
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°143 du 22 février 2002, avec le titre suivant : Les photographes entre deux eaux