Les commandes de vitraux contemporains pour Notre-Dame de Paris et d’autres initiatives récentes semblent témoigner d’un dialogue renouvelé entre l’église et l’art contemporain. Mais une église n’est pas une galerie et les artistes doivent respecter les codes du lieu.
Paris. On le sait depuis le 18 décembre dernier : Claire Tabouret est la lauréate du concours lancé par l’Élysée afin de créer des vitraux contemporains pour six des chapelles Sud de Notre-Dame de Paris, restaurée et rouverte au public. Au-delà de la polémique (fallait-il, ou pas, remplacer les décors en grisaille de Viollet-le-Duc), cette annonce pourrait donner à penser qu’on assiste à un regain de vitalité des liens entre l’Église et les artistes actuels. D’autant que le diocèse a de son côté passé commande de sept tapisseries monumentales au peintre, dessinateur, graveur, sculpteur et céramiste espagnol, Miquel Barceló, et au peintre d’origine kenyane, Michael Armitage. Et ce n’est pas le seul exemple. Alors que la cathédrale de Beauvais commémore la pose de sa première pierre, il y a 800 ans, un appel à projets a été lancé fin 2023 afin de concevoir deux tapisseries. Et là aussi, les commanditaires – la direction régionale des Affaires culturelles (Drac) Hauts-de-France, la région Hauts-de-France, le département de l’Oise, la ville de Beauvais et la communauté d’agglomération du Beauvaisis et le diocèse – ont souhaité faire appel à un artiste contemporain.
Affecté à la paroisse de Saint-Eustache, au cœur de Paris, le père Yves Trocheris vient, pour sa part, de demander au peintre Guillaume Bresson, dont les tableaux hyperréalistes (actuellement exposés à Versailles) s’inspirent des compositions des maîtres baroques, de réaliser une Apothéose. L’église Saint-Eustache accueille déjà depuis l’an dernier (voir ill.) un diptyque de Dhewadi Hadjab. Fin 2021, l’artiste, tout juste diplômé des Beaux-Arts de Paris, avait été exposé au milieu de la nef dans le cadre d’un partenariat avec le fonds de dotation Rubis Mécenat et de l’École des beaux-arts. La manifestation avait suscité un bouche-à-oreille dans le monde de l’art ; et alors que Dhewadi Hadjab intégrait la galerie Mennour, le père Trocheris avait souhaité lui passer commande de deux tableaux, cette fois avec un sujet imposé : la conversion de saint Paul. Fin connaisseur du Caravage, Hadjab, qui maîtrise l’iconographie classique, a retenu deux versets des Actes des Apôtres d’où sont tirés les titres des peintures : « Je tombai à terre et j’entendis une voix » (Actes 22,7a), « Me voici, Seigneur » (Actes 9,10). Saint-Eustache poursuit ainsi un compagnonnage entamé de longue date avec la création contemporaine.
Tandis que des œuvres de Keith Haring, Raymond Mason, John Armleder sont installées dans les chapelles, les commandes récentes passées à Dhewadi Hadjab et Guillaume Bresson sont bien dans l’air du temps, qui voit le retour du figuratif en peinture. « Le Concile de Trente a établi que la vénération des images est souhaitable dans l’exercice du culte, rappelle le père Yves Trocheris. C’est une tradition considérable, qui semble avoir été freinée : dans les soixante dernières années, l’église a privilégié les ornementations abstraites, à travers la commande de vitraux et l’architecture. »
En 1953, c’est grâce au Révérend Père Marie-Alain Couturier que la commande d’un studium sur le domaine de La Tourette (Évreux) est confiée à Le Corbusier, lequel livre un bâtiment radical en béton. Devenu un centre de colloques ouvert aux personnes désireuses de faire une retraite spirituelle, le couvent de La Tourette est aujourd’hui la résidence de quelques dominicains. Il accueille, à l’initiative de l’un d’eux, le frère Marc Chauveau, chaque automne depuis 2009, des expositions d’artistes tels que François Morellet ou Giuseppe Penone. En 2015 (Anish Kapoor), 2017 (Lee Ufan), 2019 (Anselm Kiefer) et 2024 (Michel Moufe). Le programme de La Tourette était d’ailleurs inscrit dans le cadre de la Biennale d’art contemporain de Lyon.
Le frère Marc Chauveau, par ailleurs historien de l’art, est membre du site narthex.fr, rattaché au département Art sacré de la Conférence des évêques de France (CEF), et qui a « pour vocation d’apporter ses conseils auprès des diocèses pour les questions liées à l’art et au patrimoine ». Il travaille actuellement à l’aménagement d’un espace d’exposition au couvent de l’Annonciation de Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré. « À La Tourette, les expositions dialoguent avec l’architecture et surtout, elles prennent place dans un couvent. Les œuvres habitent le lieu, or c’est un lieu bien particulier, car il est encore en service. La vie religieuse s’y déroule. Ce n’est pas le cas de l’abbaye de Noirlac, ni de celle de Maubuisson ni encore de Notre-Dame de Fontevraud, qui sont des coquilles vides », développe-t-il.
Cependant, même les sites patrimoniaux investis chaque été depuis plus de trente ans par le festival « L’art dans les chapelles » conduisent, semble-t-il, à une forme de considération, eu égard à l’aura de spiritualité qui leur est conférée. Et même si cette manifestation a surtout pour objectif « d’amener l’art contemporain en zone rurale », comme l’explique son directeur artistique Éric Suchère, les expositions sont pensées « dans le respect des lieux consacrés », précise-t-il. Pas question de montrer des œuvres qui choquent ou dérangent. « Lorsque l’on propose à des artistes contemporains de concevoir un projet artistique pour une chapelle consacrée, la plupart, sinon tous, réagissent avec précaution et humilité […] », assure Éric Suchère, qui apprécie la lumière naturelle de ces bâtiments chargés de silence. « Concevoir une œuvre destinée à une église, ce n’est pas pareil que d’exposer dans le “white cube” d’une galerie, dans un musée ou dans un appartement, confirme le père Yves Trocheris à propos des commandes passées à Guillaume Bresson et Dhewadi Hadjab. Il y a un contexte, des codes à connaître. »
Ce contexte est d’autant plus prégnant quand on se situe à Notre-Dame. Car la cathédrale réunit, cristallise, même, différents enjeux. « Au niveau du diocèse et de l’Église catholique, il s’agit de rappeler en permanence que ce lieu n’est pas un monument historique à caractère culturel, c’est un édifice dédié au culte, explique un observateur du dossier. Ensuite, l’enjeu politique consiste, du côté de l’Élysée, à faire valoir que ce bâtiment, dont l’État est propriétaire, est l’un des fleurons patrimoniaux de l’identité nationale. Du côté du ministère de la Culture, la Drac pour sa part défend l’idée de la conservation avec des principes déterminés par la Charte de la convention de Venise en 1964. » Au diocèse est finalement revenu le choix du designer chargé de dessiner le mobilier liturgique : l’autel, l’ambon, la cathèdre, le baptistère et le tabernacle, confiés à Guillaume Bardet.
Et c’est à Bernard Blistène, nommé par l’Élysée président du concours pour la création de vitraux contemporains, qu’a été confié le soin de dialoguer avec l’archevêque, Mgr Ulrich, afin de préciser le cahier des charges des verrières censées représenter l’épisode de La Pentecôte tel que raconté dans les Actes des Apôtres (« […)]Tous furent remplis d’Esprit saint : ils se mirent à parler en d’autres langues, et chacun s’exprimait selon le don de l’Esprit »). « Mgr Ulrich m’a demandé un peu de temps pour réfléchir, se souvient Bernard Blistène, car il ne savait pas s’il voulait un traitement abstrait ou figuratif. Quand nous avons repris notre échange, il m’a dit souhaiter que ces vitraux suggèrent des visages humains, puisqu’il s’agissait de traiter la question de l’incarnation. Je lui ai fait valoir que c’était un peu compliqué – on n’est plus au Quattrocento ! J’ai transmis cette consigne aux membres du jury. » L’église s’est ainsi fait l’écho d’une conception de l’art très actuelle. « Il est sûr qu’on assiste en ce moment, par un effet de balancier, à un retour du figuratif », souligne l’ancien président du Musée d’art moderne du Centre Pompidou.
Pour autant, « c’est un figuratif au service d’une transposition du sens, qui rappelle la notion de salut commun », estime le père Trocheris commentant son engouement pour la peinture de Guillaume Bresson, dont les mises en scène contemporaines puisent dans un système de représentation issu de la Renaissance italienne et du Classicisme français.
Lauréat de l’appel à projets pour les deux tapisseries de la cathédrale de Beauvais, le photographe et plasticien Stéphane Couturier a élaboré, quant à lui, un projet sur la thématique du bien et du mal.« Le chant de l’Apocalypse (voir ill.) explore les visions d’un combat entre les forces célestes et les forces démoniaques […] le cavalier de l’Apocalypse […] chevauche à travers la tapisserie, apportant destruction et désolation. Autour de cette figure centrale, des scènes de chaos et de souffrance se déroulent. Des symboles […] renforcent l’impression de peur, de douleur et de désespoir. » De quoi inviter les fidèles « à méditer sur l’espoir de rédemption et de triomphe de la lumière sur les ténèbres », précise le communiqué du projet.
Cette œuvre s’inscrit dans une tradition. « À différents moments de l’histoire religieuse, les thèmes étaient illustrés de manière très descriptive, pour être compris par des personnes analphabètes. Il fallait que les images racontent une histoire compréhensible, relève Bernard Blistène. Ainsi, à Notre-Dame, il y a eu tout un travail effectué sur le circuit emprunté par les visiteurs, l’ordre des chapelles, les intitulés, l’emplacement des Mays. » Le parcours se veut une initiation, un chemin vers la lumière.
Pour les nouveaux vitraux, Claire Tabouret s’est posé de vrais problèmes de peintre, assure Bernard Blistène : « Dans le thème de la Pentecôte, il faut réussir à signifier que l’Esprit saint vient sur la terre. C’est-à-dire qu’elle ne tient pas son pinceau de la même façon : le geste ne fait pas ça (mouvement vers le haut), il fait ça (vers le bas). » Comment être fidèle au texte sacré sans verser dans l’illustration ? C’est toute la difficulté de l’exercice, à la frontière entre l’art contemporain et l’art sacré. Celui-ci a toujours ses adeptes. Depuis une quinzaine d’années, « Courant d’art », une initiative pastorale du diocèse de Rouen, invite ainsi des artistes à présenter« des créations spécifiques porteuses d’espérance, qui favorisent le sens de la transcendance, de la beauté de la communion fraternelle ».
Au Collège des Bernardins, à Paris, jusqu’au 26 février, les visiteurs étaient accueillis par l’Étoile, un grand dessin à la feuille d’or d’Augustin Frison-Roche placé à l’entrée de l’ancienne sacristie. Pour son exposition évoquant notamment « Les sept jours de la Création », et ouvrant à une « épiphanie de la beauté », l’artiste, qui a produit un grand nombre d’œuvres pour des édifices religieux – notamment un retable pour la cathédrale de Saint-Malo – se réfère à la lettre aux artistes de Jean-Paul II. Il s’agit, explique-t-il, « de rendre visible quelque chose du divin ». Après avoir exposé des artistes contemporains tels qu’Abdelkader Benchamma, Pauline Bastard, Tarik Kiswanson ou plus récemment Laurent Grasso, le Collège des Bernardins entend-il désormais privilégier l’art sacré ? « Pas du tout, proteste Laurent Landete, son directeur général. Il n’y a pas de refus d’art contemporain, mais plutôt un ressaisissement par rapport à la raison d’être du Collège, qui consiste à instaurer un dialogue entre une sagesse millénaire et la société. Nous souhaitons que les artistes n’exposent pas ici comme ils le feraient dans n’importe quel lieu. » L’exposition d’Augustin Frison-Roche a attiré jusqu’à 2 000 visiteurs par jour. « Ce record de fréquentation correspond à un désir d’émerveillement de la part du public », assure Laurent Landete, qui y voit « un signe des temps ».
Commissaire invité du Collège de 2014 à 2017 (à la suite de Jean de Loisy et d’Alain Berland), Gaël Charbau, directeur artistique d’un « Été au Havre », n’est pas étonné par cette nouvelle direction, ayant constaté des tensions internes. « Certains avaient du mal à comprendre, par exemple, que pour les besoins de l’installation de Stéphane Thidet, on ait pu inonder la sacristie. Le public des églises n’est pas celui de l’art contemporain. » Dans un dossier du service national de pastorale liturgique (liturgie.catholique.fr), le père et théologien Denis Hétier faisait mine de s’interroger en 2018 : « Doit-on avoir peur de l’art contemporain ? » Il plaidait quant à lui pour « la rencontre avec l’œuvre ». La question reste d’actualité.
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L’Église s’ouvre-t-elle vraiment à l’art contemporain ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°650 du 28 février 2025, avec le titre suivant : L'Église s’ouvre-t-elle vraiment à l’art contemporain ?