Après le trop-plein de sa cinquantième édition, l’ambition diffuse de la 51e Biennale d’arts visuels.
VENISE - Après le renouvellement de ses responsables, pris dans les tensions de la vie politique italienne, la Biennale 2005 a été lancée relativement tard. Ce calendrier court n’a pas fait peur à María de Corral ni à Rosa Martínez, les deux commissaires espagnoles d’expérience (1), dont la vision internationale est solidement assise. Deux Européennes et femmes, une donnée qui transparaît dans l’aspect déclaratif des grands panneaux du groupe d’artistes activistes américaines, les Guerilla Girls, une œuvre bienvenue en ouverture du parcours de l’Arsenal. Pour le reste, c’est un internationalisme classique et peu problématisé qui constitue l’horizon du millésime 2005, dans l’idée d’une « approche critique du monde vécu d’aujourd’hui ». Pas de parti pris affirmé, pas même celui d’un découpage par aire ou par continent comme le partage du commissariat l’avait dessiné en 2003. Entre contrainte de temps, de budget et effet de correction par rapport à la précédente édition, la Biennale se montre moins proliférante, en particulier du côté de l’Arsenal : de quoi apaiser les sensations de chaos et de surenchère de 2003, ce dans un espace de plus en plus muséal. Au profit cependant du confort du visiteur plus que de la densité de l’exposition… Une perception toutefois partagée, qui reconnaît la qualité d’œuvres singulières (et pour cause : les artistes confirmés remplissent les rangs), mais aussi, malgré l’ambition des titres, une forme de légèreté dans l’articulation des parcours, ce qui n’est pas qu’un compliment ! La visite laisse une sensation de kaléidoscope, qui sans doute relève du principe d’une biennale, mais déçoit dans la vision du rôle de l’art dans le monde contemporain. Curieusement, cette sensation est une réalité formelle de nombre des artistes qui usent de l’image vidéo et du traitement numérique : méfions-nous de la fonction kaléidoscope de logiciel de montage Final Cut Pro, qui produit « d’infinies combinaisons d’images aux multiples couleurs » dont le chatoiement et la séduction ne sauraient tenir lieu de sens. Dédoublement, fragmentation démultipliée : si le principe des images plus élaborées que jamais de Gilbert and George leur réussit, il tient du remplissage quand Pipilotti Rist, pourtant experte, occupe au titre de la représentation suisse le plafond de l’église San Stae, et du hasard dans beaucoup d’autres travaux. Pis : à lire l’argument qui justifie le Lion attribué à Thomas Schütte pour « son œuvre kaléidoscopique », il est à se demander si la notion ne tient pas ici lieu de concept général. Souhaitons que le projet des éditions à venir, confié au commissaire new-yorkais Robert Storr, se construise avec un travail de réflexion plus consistant : celui-ci doit commencer sous forme de symposium dès cet automne.
L’expérience de l’art proposée par María de Corral au pavillon italien juxtapose des travaux majeurs : un moulage de Rachel Whiteread (GB) ; William Kentridge (Afrique du Sud) ; Inconsolable Members (2005), de Stan Douglas (CA), et un film de Willie Doherty (Irlande) de 2004. Un peu de documentaire avec les longs extraits d’images d’actualité chinoise récente commentées [Hero, This is We, Jun Yang (Chine/Autriche), vidéo produite pour l’occasion], un peu de distance joueuse quand Perejaume (ES) incruste la signature de Courbet sur l’image d’un cerf occupé à paître (2000). Mais la projection de Eija-Liisa Ahtila (FI) manque de la force d’énigme de ses projections complexes, tandis que Candice Breitz (Afrique du Sud/Allemagne) présente une installation bien rhétorique de 2005. Au chapitre de l’image en mouvement, on trouve trois belles choses : le Mark Wallinger avec cet homme-ours pris dans l’espace implacable d’une architecture fonctionnelle d’un hall de verre (Sleeper, 2004), le film noir et blanc du Taïwanais Chen Chieh-jen (Factory, 2003) ou, malgré une présentation peu favorable, le coucher de soleil de Tacita Dean (GB ; Palast, 2004, film 16 mm).
Très centrales dans la circulation, les salles consacrées à Francis Bacon (Irlande) ou à Philip Guston (CA/ US) ; et, un peu plus loin, à Bernard Frize (FR), malgré le voisinage avec la peinture elle aussi respectable de Juan Uslé (un Espagnol… encore !), voisinage rendu malencontreux par une analogie formelle très superficielle. Ni Schütte (Allemagne) ni Dumas (Afrique du Sud/NL), ni Meireles (BR) ne déméritent ici, mais, comme cette énumération, le parcours ouvre de multiples directions sans précisions d’horizon. Est-ce à dire que l’expérience de l’art est contenue dans la seule expérience des œuvres ?
À l’Arsenal non plus, il ne sera pas facile de suivre un fil, mais le déroulement linéaire de l’espace réserve de beaux moments. Ainsi l’ensemble de peintures de Samiha Berksoy (Turquie), les vidéos d’Adrian Paci (Albanie/IT) et d’Emily Jacir (Palestine/US), les projections de Stephen Dean (FR/US), lequel fait de la peinture avec des images analogiques, les films de Pilar Albarracín (ES), qui ponctuent le trajet sur un ton propre et léger, ou les interventions d’Allora et Calzadilla (US/CU/Porto Rico) mêlant contre-savoir et distance ironique. Remarquable et discret, doté d’une intrigante et très attachante liberté d’écriture, Mababangong Bangungot, le film de 1977 de Kidlat Tahimik, réalisateur philippin aujourd’hui reconnu, cultive la métaphore vive : « le Kurozawa des Philippines », note l’écrivain Kenzaburo Oe. La durée du long métrage rend difficile la vision continue dans une salle nue, sans sièges ; celui-ci mérite pourtant les plus longs séjours possibles. Les pièces nouvelles de Louise Bourgeois font merveille en bout des Corderies, et le rythme des installations de grandes dimensions des dernières salles, qui voient se succéder Mariko Mori (JP/US), Kimsooja (Corée/US), Carlos Garaicoa (CU), leur confèrent un souffle certain même s’il demeure confus. En revanche, la leçon de musée de Rem Koolhaas (NL) tombe un peu à plat en regard des moyens déployés, comme le jardin zen de Ghada Amer (EG/US) – la statuaire de Paloma Varga Weisz (ES) paraissant, elle, tout à fait égarée dans ce contexte ! Le fil de tout cela ? Distendu, mais non rompu ; et les formes diverses de présence féminine (genre des artistes et/ou représentation de la féminité) pourraient à elles seules faire une trame quasi secrète mais forte, une ligne de basse efficace, presque suffisante. Le kaléidoscope fabrique de la beauté (le kalos grec) par l’éclatement et l’écho visuel : c’est un premier bénéfice qui pousse « un peu plus loin » « l’expérience de l’art », pour réunir les deux propositions des commissaires. Un premier bénéfice, mais on en attend d’autres… Il est vrai aussi que la Biennale ne s’arrête pas là.
(1) Reina Sofía à Madrid et Musée de Santander pour la première ; diverses biennales dont Manifesta 1 en 1996 et aujourd’hui développement du Musée d’Istanbul pour la seconde.
- Barbara Kruger (US) : pour l’ensemble de son œuvre - Thomas Schütte (Allemagne) : meilleure participation - Regina José Galindo (Guatemela) : participation des moins de 35 ans - Lara Favaretto : prix du jeune artiste (pavillon italien) - Annette Messager (FR) : meilleur pavillon
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Le syndrome du kaléidoscope
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Abonnez-vous dès 1 €Un tour aux Jardins Le parcours des pavillons nationaux aux Giardini propose sinon de véritables surprises du moins des réussites et des curiosités. On commentait beaucoup lors du vernissage la spectaculaire et fine saisie du pavillon autrichien par Hans Schabus, un coup de maître en forme de montagne modélisée qui envahit le pavillon, dehors et dedans. Au pavillon grec, George Hadjimichalis impose une atmosphère inquiétante avec son hôpital fantôme. Antoni Muntadas au pavillon espagnol fait une très belle somme de son cycle de travail sur la traduction, qu’il mène depuis 1995. Honoré d’O pour la Belgique déploie un dispositif à la fois joueur et impressionnant, d’une maîtrise nouvelle. La leçon d’histoire des dernières années de l’Amérique construite par Ed Ruscha en deux séries de tableaux sur le principe d’avant/après est glaçante et efficace (Course of Empire, 1992-2005) au pavillon américain. Avec Guy Ben-ner au pavillon israélien, Artur Zmijewski pour la Pologne, le duo Provmyza, venu de Nizhniy Novgorod, et son Idiot Wind, présenté au pavillon russe, le principe de représentation nationale s’efface derrière la tonalité des œuvres, qui savent se confronter sans pathos à la dureté du temps et à la violence du monde. Le milieu du monde Parmi les pavillons dispersés dans la ville, ceux du Luxembourg, de l’Afghanistan ou de la Turquie méritent le détour, mais il en est un qu’il ne faut pas manquer, et prendre à sa juste dimension qui est celle d’une véritable exposition : le pavillon d’Asie centrale, qui réunit des artistes du Kirghizstan, du Kazakhstan et d’Ouzbékistan. Si les occasions de découvrir une figure émergente dans une zone grise de nos cartes artistiques sont toujours précieuses, c’est beaucoup plus qui se joue ici. Le commissaire russe Viktor Misiano, en écho avec le travail d’une improbable galerie sise à Bichkek au Kirghizstan, montre à Venise des œuvres récentes mais aussi une véritable archive de la production d’artistes de ces pays, lesquels pratiquent souvent en groupe la peinture, la vidéo et la performance. Tous produisent des œuvres traversées tant par la modernité et la rationalité européenne portées par la période communiste que par des symbolismes plus ou moins shamanisques, forts, troublants, venus d’une histoire qui ne fait que s’entrouvrir.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°219 du 8 juillet 2005, avec le titre suivant : Le syndrome du kaléidoscope