Tarek Atoui, Lawrence Abu Hamdan ou encore Alex Ayed… de nombreux artistes ont choisi de placer le son au cœur de leur pratique. Institutions et biennales ouvrent aussi leurs espaces à ces installations d’un nouveau genre.
Alex Ayed est un artiste imprévisible. Invité par la Fondation Louis Vuitton à imaginer un projet dans le cadre du programme Open Space, il a aussitôt mis les voiles, avec un équipage, à bord d’un ketch de 14 mètres de long. Farewell... c’est le titre de son installation dans la galerie 8 du bâtiment signé Frank Gehry. Au centre, suspendue entre ciel et terre, une sculpture de dix mètres de haut évoque une antenne parabolique – ou le contraire. Le vide de l’espace, si l’on excepte trois cormorans taxidermisés, quelques dessins et un routeur GPS, se trouve ainsi entièrement rempli, grâce à ce système de communication, par la « bande-son » de l’expédition en mer, retransmise en direct. Le bruit du vent, des vagues, la voix des skippers échangeant par radio, composent dans ce « white cube » muséal un paysage sonore qui procure un troublant sentiment d’ubiquité. Alors que s’inauguraient, cet automne, deux expositions monographiques majeures consacrées à des artistes ayant choisi de placer l’écoute au cœur de leur création – Tarek Atoui, à Institut d’art contemporain de Villeurbanne, et Lawrence Abu Hamdan, au Frac Franche-Comté – le son affirme sa présence dans l’art contemporain.
Les visiteurs d’Un été au Havre ont dansé, en 2023, au milieu des Docks sur les cadences électro d’Universal Tongue, projet vidéo d’Anouk Kruithof accompagné d’une création sonore de Karoliina Pärnänen. Le Palais de Tokyo multiplie les incursions dans le champ musical, comme en novembre dernier, lorsque l’artiste Dalila Dalléas Bouzar a invité, dans le cadre de son exposition « Vaisseau infini », Paloma Colombe, artiste et DJ, à composer « en live » sur ses platines. Pour son solo « Les nuits corticales », Loris Gréaud a pour sa part transformé le Petit Palais en véritable caisse de résonance… Les exemples ne manquent pas.C’est aussi le constat que fait Jean-Paul Felley. À la tête de l’École de design et Haute École d’art suisse (Edhea), cet historien de l’art est à l’initiative de la Biennale son, dont la première édition s’est tenue en septembre dernier dans le canton du Valais. « Cela fait longtemps, au moins depuis le mouvement Fluxus, dans les années 1960, que le son a pris davantage de place dans la création contemporaine. Ce qui a changé récemment, estime-t-il, c’est le traitement spécifique réservé aux installations sonores par les documenta et les grandes biennales. Le son est devenu une composante essentielle de l’art. La 58e biennale de Venise a d’ailleurs attribué le Lion d’Or du meilleur pavillon à l’opéra-performance Sun and Sea, des Lituaniennes Lina Lapelyte, Vaiva Grainyte et Rugile Barzdziukaite. » En 2017, déjà, Xavier Veilhan avait représenté la France à Venise en célébrant les accords de la musique et des arts visuels, avec Studio Venezia.Avec 70 artistes et musiciens à l’affiche pendant six semaines, des œuvres produites spécifiquement, et un programme musical nourri, la Biennale son a placé la barre haut pour sa première édition, déployée sur 17 sites, notamment celui, spectaculaire, d’une ancienne centrale hydroélectrique à l’architecture moderniste. Les œuvres sonores apprécient en effet d’avoir de l’espace pour se déployer, sans se télescoper les unes les autres. « Dans Bande à part, Jean-Luc Godard filme ses personnages (interprétés par les acteurs Anna Karina, Sami Frey et Claude Brasseur) courant comme des fous dans les galeries du Louvre pour battre le record de sa traversée, établi à 9 minutes et 45 secondes. On peut visiter un musée au pas de course et attraper quelques images, s’amuse Jean-Paul Felley. Mais cela serait impossible si, au lieu des peintures accrochées se trouvaient des œuvres sonores. C’est l’énorme différence entre l’ouïe et la vue : on peut toujours détourner le regard. Le son, en revanche, impose sa présence. »Cependant, l’absence de son n’est pas le silence, on le sait depuis la fameuse composition 4’ 33” de John Cage. Et les artistes qui travaillent avec cette notion n’ont pas forcément recours à une sonorisation de leurs pièces. Pour la Biennale son, David Horvitz avait ainsi conçu des affiches évoquant « le silence émanant d’un glacier disparu » ou « l’appel d’un corbeau », en lien tacite avec le paysage alpin. « Avec les œuvres silencieuses, le cerveau est invité à faire une partie du travail », relève Jean-Paul Felley, qui se refuse à employer la terminologie « art sonore », selon lui réductrice.
Pour son exposition « The Drift » à l’Institut d’art contemporain de Villeurbane, Tarek Atoui va encore plus loin : « L’espace, occupé par des instruments et des dispositifs d’écoute, s’adresse à toutes sortes de publics, explique-t-il, y compris aux personnes sourdes et malentendantes, en faisant intervenir d’autres modes de perception, à travers le toucher ou les vibrations. » Chacun se voit alors invité à ressentir librement. « On peut faire remonter la place du son dans l’univers de la création contemporaine au début du XXe siècle. Le manifeste de Luigi Russolo intitulé L’Art des bruits, date de 1913 », détaille Sylvie Zavatta, la directrice du Frac Franche-Comté et curatrice associée de la Biennale son du Valais, avec un programme présenté à Martigny. Depuis 2006, le Frac de Besançon a en effet choisi d’orienter sa politique d’acquisition selon les thèmes du temps et du son. La collection comporte donc un corpus d’œuvres particulier, de Max Neuhaus, un des pionniers de la discipline, à Matthieu Saladin, dont le Frac vient d’éditer le vinyle Évaporation (2023), multiple qui s’ajoute à son fonds Sound-Houses, dédié aux pratiques sonores dans la création contemporaine. Le son reste cependant très minoritaire dans les grandes collections publiques françaises. Dans celle du Cnap, par exemple, qui comporte plus de 89 000 items, l’appellation n’en concerne qu’une centaine, classés dans la section des « nouveaux médias », comme c’est aussi le cas pour la collection du Centre Pompidou. Rarement exposé en galerie, ce médium demeure encore peu présent dans les grandes foires, où la peinture et la sculpture dominent. Mais il n’en est cependant pas totalement absent. En juin 2023, Art Basel accueillait ainsi, sur son parvis, le projet de Latifa Echakhch : une scène vide monumentale appelée à être activée par un programme de concerts et de performances tout au long de la foire.Quant à l’Edhea – l’école du Valais que dirige Jean-Paul Felley – elle a opté pour un développement stratégique axé sur l’enseignement et la recherche autour du son, en mettant en place un cycle d’études spécialisées de trois ans. La première promotion de ces bachelors sera diplômée en juin prochain. « Certains, détaille Felley, deviendront des artistes visuels, d’autres des musiciens ». Et parmi eux, quelques-uns feront peut-être des allers et retours entre ces deux disciplines, de plus en plus poreuses.
L’exposition : L’importancede bien écouter
Le Frac Franche-Comté accueille, en partenariat avec la galerie Mor Charpentier, la première exposition monographique en France de Lawrence Abu Hamdan (né en 1985). Lauréat du Turner Prize 2019, l’artiste, habitué des grandes biennales, défie les catégories en présentant sous différentes formes visuelles (installations, vidéos, sculptures, photographies, performances …) son expertise sonore. Celle-ci est centrée sur la portée politique et juridique de l’écoute envisagée comme un moyen d’investigation, tout en posant la question de la mémoire du bruit et de ses dimensions traumatisantes.Alors que son documentaire audio The Freedom of Speech– dans lequel il met en cause le dispositif de sélection des candidats à l’immigration – fut utilisé comme preuve auprès de la Cour britannique du droit d’asile, une partie du travail de Lawrence Abu Hamdan résulte de collaborations avec des organisations humanitaires. Deux de ses installations présentées ici, Rubber Coated Steel (2016) et Saydnaya (2017), sont nées de cet engagement : la première, aux côtés de l’ONG Defence For Children International, la seconde, dans le cadre d’une campagne d’Amnesty International avec le collectif Forensic Architecture.Sadnaya, qui traduit graphiquement le chuchotement étouffé des détenus de la tristement célèbre prison syrienne, est la pièce la plus terrible de l’exposition. Ce qui frappe aussi le visiteur, c’est la rigueur plastique des dispositifs imaginés par l’artiste : la dramaturgie de l’installation vidéo 45th parallel (avec ses grandes tentures reprenant les décors peints à la main du film) qui pose en début de parcours l’arbitraire notion de frontière ; l’invitation trompeuse à contempler, allongé sur le dos, un ciel libanais devenu une zone de non droit (The Diary of a Sky, 2023) ou encore la visualisation colorée des fréquences sonores de tirs à balles réelles (Rubber Coated Steel, 2016). Le son et la forme fusionnent ici parfaitement.
« Lawrence Abu Hamdan. Aux frontières de l’audible »,
Frac Franche-Comté, Cité des arts, 2 passage des arts, Besançon (25), jusqu’au 14 avril.
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Le son fait l’œuvre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°772 du 1 février 2024, avec le titre suivant : Le son fait l’œuvre