Peintre phare de l’école de Leipzig, Neo Rauch s’est emparé du Palais des beaux-arts de Bruxelles pour une rétrospective portant sur ses vingt dernières années de création. Mystérieux et troublants, les dessins et peintures laissent filtrer ses doutes sur le pouvoir de l’art.
BRUXELLES - La lumière est crépusculaire. Des volutes de fumée s’élèvent dans un ciel couleur cendre. Deux hommes gisent à terre, désorientés, hagards. En arrière-plan, une maison ravagée par un incendie est démembrée par une pelleteuse. Au centre : un homme et une femme tentent de dompter une girafe affolée. Les couleurs sont sourdes, terreuses. Monumental, sombre et désespéré, Apprivoisement a été peint en 2011. Le tableau ouvre la rétrospective que le Palais des beaux-arts de Bruxelles consacre à la tête de file de l’école de Leipzig. Bienvenu dans le monde noir et fantasmagorique de Neo Rauch. Ses rêves et cauchemars, livrés brut, sans fard, semblent tout droit sortis du subconscient d’un Jérôme Bosch du XXIe siècle.
Né en 1960 de l’autre côté du rideau de fer, Neo Rauch a été élevé par ses grands-parents après avoir perdu père et mère dans un accident de chemin de fer. Il a fait ses premiers pas à Aschersleben, entre Magdebourg et Leipzig, pendant la guerre froide sur fond de terrils et de mines de potasse. Quand le mur de Berlin tombe en 1989, il est étudiant en master à la Hochschule für Grafik und Buchkunst de Leipzig. Immergé dans le grand bain du réalisme socialiste officiel, il a puisé aussi du côté de Beckmann, Dix et Kokoschka, ses modèles quand il était sur les bancs de l’école. Sites industriels abandonnés, percées de nouvelles autoroutes, chantiers d’échangeurs routiers et mornes zones d’activités sont dépeints dans une lumière blafarde. Ses toiles des années 1990 témoignent des désillusions consécutives à la réunification allemande. Rauch a connu jeune le succès. Soutenu par la galerie Eigen Art en Allemagne, et par David Zwirner à New York, sa cote s’envole dès le début des années 2000 et les expositions muséales se succèdent, à Maastricht (2002), Vienne (2004), Montréal (2006), et au Metropolitan Museum of Art à New York (2007).
Télescopages
À Bruxelles, « Neo Rauch, l’obsession du démiurge » réunit soixante-dix œuvres (peintures et dessins) réalisées entre 1993 et 2012. Elles ont été prêtées par trente-huit institutions parmi lesquelles la Fondation Beyeler (Bâle), le Musée Essl (Vienne) et le Stedelijk Museum (Amsterdam). Harald Kunde, le commissaire de l’exposition, propose une sélection issue des vingt dernières années de création du peintre. En partant des œuvres les plus récentes pour cheminer, au fil de six salles d’exposition, jusqu’aux tâtonnements du début des années 1990.
Un climat mystérieux imprègne ces toiles de grand format (300 x 500 cm ou 300 x 250 cm) ; un sentiment de malaise se dégage de ces mises en scènes étranges et énigmatiques où les époques se télescopent. Des personnages Biedermeier en redingote, des soldats napoléoniens et des figures de la Révolution française sont projetés, comme par miracle, en plein XXIe siècle. Ces hommes et ces femmes traversent les toiles comme des fantômes, absents. Apprentis sorciers inconscients, ils jouent avec des armes dévastatrices comme s’il s’agissait de pétards inoffensifs (Unité dispersée, 2010). Retraite, exécutée en 2006, rappelle des vieux souvenirs de débâcle : valises éventrées abandonnées au bord d’une route, hommes et femmes abattus, prostrés.
La violence est omniprésente, tantôt libérée de manière crue, tantôt sourde et latente. Comme dans Convoi de 2003 : des sapins pliés par la tempête se détachent sur un ciel rouge sang. Au premier plan, une infirmière militaire bande la tête d’un soldat tandis qu’au second plan on aperçoit, dans l’ouverture d’une grange, un corps écartelé pendu par les pieds. Dans Terrain difficile (1997), sous un ciel de braise écrasant une terre écarlate, la violence est plus diffuse. Le long d’une route cabossée et parsemée de mines, des véhicules sont à l’arrêt. Un conducteur s’échine à décrypter une carte qui se révèle de peu d’utilité dans ce paysage dévasté.
Cris d’alarme face à un monde en passe de basculer et de se défaire, ces toiles trahissent aussi les interrogations et angoisses du peintre sur la validité de son art et la sincérité de sa pratique. Pour Le Rideau (2005), Rauch se montre en habit brun plongeant son pinceau dans le ventre ensanglanté d’un espadon. Dans Règle (2000), il prend la forme d’un peintre minuscule empêtré dans l’exécution d’un tondo dont il ne peut se détacher et qui l’engloutit à la manière d’un sable mouvant.
Commissaire : Harald Kunde
Nombre d’œuvres : env. 70
Jusqu’au 19 mai, Palais des beaux-arts, rue Ravenstein 23, Bruxelles, tél. 32 2 507 82 00, www.bozar.be, tlj 10h-18h.Catalogue, édité en français par Ludion, 208 p., 34,90 €.
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Le monde vacillant de Neo Rauch
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Abonnez-vous dès 1 €Neo Rauch, Nest, 2012, huile sur toile, 300 x 250 cm, collection De Heus, Zomer. © Photo: Uwe Walter, Berlin, courtesy Galerie Eigen Art, Leipzig/Berlin et David Zwirner, New York.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°389 du 12 avril 2013, avec le titre suivant : Le monde vacillant de Neo Rauch