SAINT-ÉTIENNE-CANTALÈS
L’œuvre « Aster », installée sur un barrage hydroélectrique, charme les sens jour et nuit.
Saint-Étienne-Cantalès (Cantal). La faune de Delphine Gigoux-Martin ne se laisse pas facilement apprivoiser. Il faut, à partir d’Aurillac, emprunter des routes étroites, chercher l’accès au barrage EDF de Saint-Étienne-Cantalès, trouver un parking puis le point d’observation de la voûte du barrage, c’est-à-dire la partie opposée à celle qui retient l’eau du lac artificiel. Arrivé enfin sur place, on a du mal à distinguer l’œuvre d’art. Déjà un peu distrait par la nature environnante et la masse de l’ouvrage industriel, le regard balaye la surface de la voûte, et s’accroche d’abord aux mousses noires laissées par le temps. Puis on commence à apercevoir des formes répétées et réparties sur la moitié supérieure de cet immense espace. Les formes semblent être des étoiles de mer et pour l’heure – en journée – elles brillent en reflétant la lumière du soleil ; d’étoiles de mer elles deviennent des étoiles de ciel.
Fin de la première séquence, car c’est la nuit que l’œuvre devient plus sensible et prend tout son sens. Il est possible d’attendre ce moment-là pour venir, mais alors on passe à côté de lieux qui ne sont pas neutres dans la perception de l’installation. De jour, le paysage environnant offre des échappées sur des bras d’étendues d’eau plus ou moins larges du lac artificiel, enserrés dans des collines arborées. Quelques installations balnéaires signalent que le lac est un lieu touristique (peu fréquenté toutefois), tandis que le barrage présente une masse familière par son architecture surannée. Il a été construit pendant la Seconde Guerre mondiale (le dossier de presse insiste sur le fait qu’il fut une « base » de la Résistance) et inauguré par de Gaulle lui-même en 1948.
La nuit venue, donc, d’autres étoiles, plus grandes, restituent la lumière accumulée dans la journée. En reliant certaines d’entre elles par un trait imaginaire, les silhouettes ainsi obtenues dessinent quelques-unes des 42 constellations animales. Très attachée à la symbolique de l’ensemble, l’artiste a voulu représenter le ciel tel qu’on pouvait le voir le 8 mai 1945 à la fois dans le Cantal et au cap de Bonne-Espérance. Les petites étoiles constituent la Voie lactée et les grandes étoiles sont les points marquants des constellations.
Mais ce ne sont pas ces formes qui attirent le regard en premier. D’immenses silhouettes d’animaux projetées animent la voûte, telle une bande dessinée en noir et blanc. Le trait évoque les dessins des expositions naturalistes d’antan, chaque image a été dessinée à la main sur une feuille de papier. Les animaux projetés changent en fonction des jours de la semaine. Le jour de notre visite était un mercredi, « jour de Mercure », explique l’artiste, ajoutant : « L’eau et l’air créent une alchimie avec des animaux de passage ambigus » : fous de Bassan, thon, tortue, serpent de mer…
Par la nature des lieux, l’œuvre demande un peu de temps et d’effort pour être appréhendée. Si, le jour, l’environnement sature les sens, la nuit (à partir de 22 heures en été) exacerbe d’autres sens : l’ouïe avec le silence parfois interrompu par le bruit de la centrale, celui des lâchers d’eau ou plus simplement le vent ; et l’odorat avec le parfum des arbres. C’est à la fois subtil et monumental, distinctif et immersif, étrange et familier. En un mot, c’est réussi.
Une commande publique semée d’embûches
Genèse. Avant d’être un morceau de bravoure technique, Aster est une prouesse de pédagogie, celle que Delphine Gigoux-Martin a déployée pour convaincre le jury et les élus. Les connaissances en art de beaucoup d’entre eux les portaient vers une grande fresque de type « street art ». Fort heureusement, EDF, qui a son mot à dire car le barrage est toujours en fonctionnement et nécessite de s’assurer de la solidité de sa paroi, impose de ne pas recouvrir la surface de la voûte afin de pouvoir mesurer les fissures, ces précieux indicateurs. Il fallait cependant convaincre les élus de trouver le « ton juste », « je ne voulais pas que l’œuvre s’impose à l’édifice », explique l’artiste. D’un autre côté il convient que l’œuvre soit visible pour ne pas décevoir les visiteurs et les habitants qui pourraient contester la pertinence des 275 000 euros dépensés pour le projet, dont près de la moitié apportés par les collectivités locales. Département rural, le Cantal n’est cependant pas une terre réfractaire à l’art contemporain. En 2013, Guillaume Leblon a reconstruit le monument aux morts de Saint-Martin-Cantalès tandis que Camille Henrot a dispersé 25 petites sculptures dans un champ sur les monts du Cantal. Le projet de Delphine Gigoux-Martin a été retenu en 2018 au terme d’un appel d’offres qui a suscité l’envoi de 30 dossiers et déterminé le choix de quatre finalistes. La fabrication des 330 étoiles en céramique émaillée a été confiée à une entreprise spécialisée tandis que leur fixation sur la voûte à des endroits précis a nécessité le recours à cinq cordistes pendant quinze jours. L’artiste a dessiné elle-même les 5 000 silhouettes du dessin animé et soigneusement sélectionné l’entreprise qui a installé les vidéoprojecteurs. Elle s’est aussi investie dans la promotion de l’œuvre, en concevant les documents d’information et en animant de très nombreuses conférences jusqu’à l’inauguration officielle de l’installation le 2 juillet. Celle-ci avait été retardée pour cause de Covid, une ultime épreuve.
Jean-Christophe Castelain
Un film documentaire de Nelly Girardeau sur l'œuvre Aster de Delphine Gigoux-Martin, commande publique pour le barrage EDF de Saint-Etienne-Cantalès
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°573 du 17 septembre 2021, avec le titre suivant : Le barrage céleste de Delphine Gigoux-Martin