Cela a commencé comme un canular. Une banane scotchée sur le stand de la Galerie Perrotin pendant la foire Art Basel Miami, signée Maurizio Cattelan, artiste connu pour son sens de la dérision et de la provocation.
Une blague de potache ? Questionné par un journaliste du Art Newspaper avant l’ouverture de la foire, Emmanuel Perrotin communique le prix de l’œuvre, 120 000 $, qu’il établit en fonction de la cote de l’artiste et de la rareté de sa production. Le matin du vernissage officiel, le chiffre apparaît en une de l’édition quotidienne du journal anglo-saxon. Le buzz est lancé.
Il va prendre des proportions inouïes. Tribunes de presse enflammées, tweets cinglants, polémique sur la faim dans le monde et le coût de la vie, Comedian – c’est le titre de l’œuvre –, déchaîne les passions. « La banane est par définition un motif burlesque, remarque Jean-Max Colard, critique d’art, responsable du service de la parole au Centre Pompidou. Mais au-delà de ce gag visuel, l’œuvre contient un deuxième effet lié à son prix. Car tout le monde sait qu’une banane ne coûte pas une telle somme. D’où le décalage. » Voire, le scandale.
Le New York Times publie le selfie d’une femme posant crâne rasé sur le stand et invitant un riche collectionneur à investir, plutôt que dans un de ces dispendieux trophées, dans le remboursement de sa chimiothérapie. Un autre artiste s’empare du fruit, le pèle prestement et l’engloutit, « performance » qu’il intituleHungry Artist. La banane est aussitôt remplacée, à la façon de fleurs dans un vase : c’est l’idée qui est à vendre, le protocole artistique. Un juriste remet alors en cause la légalité de cette notion, l’immatérialité de l’œuvre ouvrant selon lui à toutes sortes de transactions financières plus ou moins douteuses. Puis il se rétracte, plaidant un sévère état d’ébriété au moment de la rédaction de son article. Dès le deuxième jour, un service de sécurité spécial est déployé autour du stand de la galerie afin d’encadrer les curieux qui, tels les touristes défilant au Louvre dans la salle de la Joconde, piétinent en longues files d’attente pour se prendre en photo devant cette nouvelle icône. Enfin, le dernier jour, dimanche 8 décembre, l’œuvre est retirée – les stands voisins se plaignant des difficultés d’accès générées par les mouvements de foule. Dans un court communiqué, la Galerie Perrotin remercie l’organisation de la foire et présente au public frustré ses excuses pour ce retrait, tout en soulignant la portée philosophique de l’œuvre. Les commentateurs les plus érudits remarquent d’ailleurs que son dispositif reprend celui de A Perfect Day, une pièce de Cattelan datée de 1999 dans laquelle c’était son marchand qui était plaqué au mur sous plusieurs couches d’adhésif. Toujours est-il que les trois éditions de Comedian se sont vendues en quelques heures ; parmi les acheteurs, un musée américain ménage ses effets, en se réservant le droit d’annoncer son acquisition quand bon lui semblera.
Alors que l’artiste refuse pour sa part d’expliquer son geste, faut-il y voir une critique implicite des excès du marché, d’autant plus ironique qu’elle s’est exprimée dans le cadre d’une des plus grosses foires internationales ? Doit-on en conclure que l’art contemporain se prend parfois trop au sérieux ? Ou qu’il se résume à une vaste plaisanterie ? Cette ambivalence est, selon Jean-Max Colard, caractéristique du travail de Cattelan. « C’était également le cas avec la Nona Hora– sculpture qui montre le pape écrasé par une météorite. On pouvait y voir une satire de l’Église, ou une façon de souligner sa résilience. Tout, et son contraire, en a été dit. En fait, chacune des œuvres de Cattelan fonctionne comme un coup. Avec un impact très fort et plusieurs longueurs d’onde. » Ou comment fabriquer, avec une banane et du scotch, une petite bombe à retardement…
Maurizio Cattelan n’a pas le monopole de la facétie artistique retentissante. On se souvient du tapage qui accompagna en 1910 l’exposition au Salon des indépendants de la toile Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique, dont il s’avéra après coup qu’elle avait été peinte par un âne, à la queue duquel on avait accroché un pinceau. Deux ans plus tard, rappelle l’écrivain et critique d’art Jean-Yves Jouannais, le comité du salon, échaudé, donc méfiant, allait refuser le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp. Lequel allait bientôt frapper encore plus fort avec son urinoir renversé baptisé Fontaine (1917)… « Maurizio Cattelan s’inscrit dans une histoire qui commence entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle », affirme Jean-Max Colard, qui voit en Duchamp une figure emblématique, « dans la continuité du mouvement des poètes zutistes ».
L’humour dans l’art serait donc une invention de la modernité ? Tenus par le sens du sacré, obligés par la commande, les artistes s’étaient jusque-là aventurés dans le champ du grotesque – tels Jérôme Bosch ou Brueghel –, mais pas dans le registre comique. Avec l’embourgeoisement de l’art, s’ils font rire, c’est malgré eux. « Vers la fin du XIXe siècle, l’art, exposé dans les salons, est souvent sujet à raillerie : on pense à l’Olympia de Manet, jugée scandaleuse et moquée par une partie du public. L’art suscite une réaction qui exprime la gêne face à des choix esthétiques ou thématiques. La réponse des artistes sera bientôt, avec Duchamp, puis avec Dada, de mettre les rieurs de leur côté », résume Jean-Max Colard. Cette « bataille du rire » va se poursuivre tout au long du XXe siècle. Ainsi dans les années 1960, parmi les élèves de la Saint Martin’s School of Art, « se développa une tendance humoristique et critique animée par Barry Flanagan, Gilbert & George et Bruce McLean, en réaction au formalisme de la New Generation ». En 1971, Bruce McLean sera même l’un des membres fondateurs de la Society for Putting Humour Back Into Art (SFPHBIA), « société pour remettre l’humour dans l’art ».Les années 1970 ne manquent d’ailleurs pas de pourfendeurs de toute forme prétendue de profondeur. L’esprit de sérieux fait fuir. On songe bien sûr au manifeste de John Baldessari I Will Not Make Any More Boring Art. Sans compter que Baldessari est géographiquement proche d’Hollywood, Mecque du divertissement qui trône dans un relatif désert culturel. Son positionnement comme son œuvre vaudront d’ailleurs au Californien d’être qualifié de « conceptual cartoonist » par Joseph Kosuth, impavide théoricien du mouvement minimal basé, pour sa part, sur la côte Est, à New York. À sa suite viendront Paul McCarthy, Mike Kelley… En Europe, des artistes comme Bertrand Lavier, et ses poncifs postmodernes amusés, ou Hans-Peter Feldmann, qui fait rimer humilité et humour dans une esthétique de la trivialité, évoluent dans cette même veine d’une création sans prétention apparente. Laquelle perdure aujourd’hui.
Sélectionné en 2019 comme l’un des artistes représentatifs de la scène hexagonale pour l’exposition « Futur, ancien, fugitif » au Palais de Tokyo, Marc-Camille Chaimowicz, connu pour opérer des glissements entre arts plastiques et arts décoratifs, a pris part à l’exposition avec deux œuvres, dont l’une était un simple tablier de cuisine porté par les serveurs et serveuses du bar-restaurant du centre d’art. Réalisé avec la maison d’édition We Do Not Work Alone, ce modeste accessoire domestique (A Kitchen Apron With Two Pockets, 2019) rappelait que l’essentiel de l’activité artistique de Chaimowicz, dans les années 1960, consistait à servir le thé aux visiteurs de sa maison-atelier d’Approach Road. Une façon discrètement pince-sans-rire de garder ses distances avec le dogme.
Faut-il y voir une porosité de l’art avec son environnement ? Alors que les comiques ne cessent de se multiplier, des stations de radio aux salles de spectacle, et tandis que des applications spécialisées proposent de consulter en flux continu des vignettes pseudodésopilantes, doit-on craindre, jusque dans l’art, un « péril drôle » ? Depuis les années 2000, les artistes injectant une dose d’humour dans leur œuvre sont en tout cas pléthore. Des billets d’humeur dessinés d’Alain Séchas façon post Instagram aux vidéos gags de Mika Rottenberg – dont Sneeze, dans laquelle un homme éternue, littéralement, un steak –, des tapisseries et céramiques bavardes de l’artiste travesti Grayson Perry (titulaire du Turner Prize) aux pieds de nez de Francesco Vezzoli créant des calembours visuels à partir de vestiges archéologiques, l’humour est une composante récurrente de l’œuvre d’art. Reste que ses modalités, critiques ou complaisantes, et ses manifestations, plus ou moins subtiles, sont très variées.Quand il penche vers la parodie ou la satire, l’humour ne déclenche pas forcément la gaieté. Peu après les attentats du 11 septembre 2001, Cindy Sherman initie une série, Clowns, dans laquelle elle se grime en bouffon triste. Un Portrait de l’artiste en saltimbanque (Jean Starobinski, Gallimard, 2004) qui interroge autant le rôle et les limites de l’art que le sourire forcé du spectateur. Et qui souligne que l’humour a souvent affaire avec le drame. « Je rigole du tragique, la réalité me donne de l’asthme », déclarait Roland Topor, autour duquel la Galerie Anne Barrault réunissait en octobre dernier une exposition de groupe sous le mot d’ordre « Topor n’est pas mort », à la recherche des héritiers spirituels du dessinateur : de Nina Childress à Elsa Sahal, Bertrand Dezoteux, Guillaume Pinard, Hugues Reip, etc., tous pour la plupart en deçà des bornes allégrement franchies par leur aîné, qui ne craignait pas d’être franchement obscène. Rire jaune et humour noir, les tenants du politiquement incorrect flirtent forcément avec le mauvais goût : le duo Dewar et Gicquel et ses « fantasmes mammifères » cauchemardesques mélangeant hommes et animaux, Philippe Mayaux composant de délicates sculptures gourmandes et cannibales d’où émergent des organes humains… C’est l’humour gore. Avec sa variante, l’humour scatologique, pour lequel Wim Delvoye passera peut-être à la postérité grâce à son installation Cloaca (2000), machine à produire de la merde qu’il déclina sous plusieurs formats. Dans le cadre de l’année culturelle 2007, le Mudam Luxembourg devait d’ailleurs exposer sous le titre « Cloaca 2000-2007 » l’ensemble de ces machines, accompagnées de maquettes, documents, prototypes et autres produits dérivés. Cela ne fut pas sans susciter quelques remarques outrées dans le livre d’or de l’institution.
« Le rire est un sujet délicat et le comique un art difficile. Ce qui est le plus souvent drôle est souvent ce qui l’est le moins », était-il souligné dans l’introduction du volume que la revue The Drawer consacrait au sujet en 2014, avec des invitations lancées à une vingtaine d’artistes, de Claude Closky à Shirley Jaffe. À la question « L’art a-t-il le sens de l’humour ? », l’artiste Mark Dion, commentant ses dessins, répondait : « C’est le sucre qui aide à faire passer la pilule. » Quatre ans auparavant, Théo Mercier signait pour sa part un monument au risible pathétique, avec son Solitaire (2010), géant iconique sculpté en spaghettis, imposant le bizarre et l’humour comme points de vue plastiques.
Lorsqu’il est communicatif, le rire peut offrir une forme de médiation intéressante : « Il instaure un lien, ouvre une porte à un public qui risquerait sans cela de se sentir exclu. On peut y voir une façon, pour l’art contemporain, de créer une bienveillance à son égard », estime Jean-Max Colard. « Dans mes tableaux, le motif de l’étoile revient souvent, fait remarquer le peintre Vincent Gicquel. C’est une manière de dire aux gens : “Ici, vous venez voir les toiles de Vincent.” » Œuvrant volontiers dans le champ de l’édition et de la virtualité, créateur de nombreux sites Internet, Claude Closky mime quant à lui les formes de la communication publicitaire et médiatique pour mieux en dénoncer la vacuité. Ses listes, classements et nomenclatures absurdes, souvent très drôles, ne semblent pourtant porter aucun jugement sur les phénomènes qu’ils reproduisent en les détournant. Mais leur force comique suppose une dimension critique. À double détente, l’humour est aussi une façon de dire la fragilité, le goût d’un équilibrisme qui ne vise que la chute : à ce jeu-là, Fischli et Weiss ont marqué l’histoire de l’art avec un film expérimental devenu une vidéo culte Der Lauf der Dinge (Le Cours des choses), 1987, mettant en branle des objets dans un enchaînement à la limite de la catastrophe. Bien plus tard, leur série de figurines improbables sculptées à la main dans l’argile (Suddenly This Overview, commencée en 1981) provoqua des fous rires inextinguibles à chacune de ses présentations, de la Biennale de Venise et au Guggenheim de New York.
L’humour permet également de pratiquer l’autocritique en grand : en faisant léviter en ouverture de la Fiac 2018 l’enseigne lumineuse « JUSQU’ICI TOUT VA BIEN », Renaud Auguste-Dormeuil osait le vol métaphorique d’un drone qui ne serait pas exactement là où on l’attend et pourrait faire intrusion n’importe où. Ce qui est sans doute le rôle de l’art. C’est en ouverture d’Art Basel que l’artiste suisse Claudia Comte, invitée à occuper la place Messe Basel, imagina pour sa part en 2017 une installation monumentale composée de troncs d’arbres déployant dans l’espace la phrase « NOW I WON » (« Maintenant j’ai gagné »), et figurant une sorte de parc de loisirs où s’adonner au minigolf, à la danse, au bowling, au bras de fer ou encore à des « compétitions de boisson ». Manière aimable de s’interroger sur le caractère mondain des grands rendez-vous du marché de l’art.
Politesse du désespoir ? Rokni Haerizadeh (né en 1978), Ramin Haerizadeh (né en 1975) et Hesam Rahmanian (né en 1980) vivent et travaillent ensemble depuis 2009. « Leur œuvre est le fruit de l’énergie engendrée par des relations en constante évolution : entre eux, dans leur travail et dans leur environnement », écrit Media Farzin. Ayant fui Téhéran, ils se sont installés en 2009 à Dubaï, avec pour tout viatique un solide sens de l’humour. À partir d’images et d’objets collectés, assemblés, leur œuvre évoque l’exil avec « des levers de soleil romantiques sur des plages jonchées de gilets de sauvetage » et un sens de la mascarade, de la citation, de la collaboration qui parle toujours de décentrage.
La culture et la langue sont-elles un biais pour percevoir l’humour à l’œuvre ? C’est la question que s’est posée la Hayward Gallery, à Londres, à l’occasion d’une exposition rassemblant en 2008 une trentaine d’artistes du monde entier (« Laughing in a Foreign Language »). Mais bien sûr sans donner la réponse, forcément subjective.
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L'art a-t-il le sens de l'humour ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : L'art a-t-il le sens de l'humour ?