Depuis quelques années, les architectes issus du continent africain prennent leur revanche sur la scène occidentale. L’Afrique commence même à revendiquer sa spécificité et ses maîtres en la matière.
L’Afrique est longtemps restée le continent-fantôme de l’architecture contemporaine. Aux yeux des Occidentaux du moins. Ce n’est plus le cas. D’ailleurs, pour qui connaît un brin le dit « berceau de l’Humanité », cela ne l’était pas vraiment. Quoi qu’il en soit, depuis quelques années, des maîtres d’œuvre issus d‘Afrique se propulsent régulièrement sur le devant de la scène. Ainsi, en 2016, à la Biennale d’architecture de Venise, le Nigérian Kunlé Adeyemi a décroché, à 40 ans, le Lion d’argent du jeune participant prometteur pour une « école flottante », dont on a alors pu voir un exemplaire installé dans un bassin de l’Arsenal. Il est, à ce jour, le seul architecte africain à avoir décroché un prix dans la cité des Doges.
L’an passé, le Burkinabé, récemment naturalisé allemand, Diébédo Francis Kéré fut, lui, le premier « Africain » à être invité à imaginer le Pavillon d’été de la Serpentine Gallery, à Londres, érigé chaque année depuis dix-neuf ans. Cette même année, David Adjaye, né en Tanzanie de parents ghanéens et naturalisés britanniques, auteur, en 2016, du plébiscité National Museum of African American History and Culture, à Washington, s’est vu désigné par le magazine Time comme l’une des cent personnes les plus influentes de l’année – seul architecte de la liste ! –, puis quelques jours plus tard, concordance des temps, officiellement anobli par le prince William en personne pour « services rendus à l’architecture ».
Ce trio de choc représente néanmoins l’exception à la règle, chacun d’eux ayant quitté son sol natal pour mieux y revenir, par la suite, à partir d’une base occidentale. Sir David Adjaye a ouvert son agence à Londres (avec filiales à New York et à Accra, au Ghana), Diébédo Francis Kéré à Berlin (antenne à Gando, au Burkina Faso) et Kunlé Adeyemi à Amsterdam (avec une succursale à Lagos, au Nigeria). Il n’empêche : ces trois maîtres d’œuvre produisent moult projets sur leur continent d’origine et pensent l’architecture de demain. Ainsi, s’il a également réalisé le Musée d’art contemporain de Denver ou l’École de management Skolkovo à Moscou, David Adjaye, 52 ans, planche actuellement sur des projets au Gabon ou au Nigeria ainsi qu’au Ghana, évidemment, dont un lycée à Elmina, un resortà Takoradi, ainsi que la future Cathédrale nationale du Ghana, à Accra.
De fait, l’Afrique s’est forgé une expertise dans des secteurs spécifiques, deux en particulier : l’architecture durable et l’architecture participative. Charpentier devenu architecte, Diébédo Francis Kéré, 53 ans, s’est fait connaître en 2001 avec une école élémentaire (prix Aga Khan pour l’architecture 2004), édifiée à Gando (Burkina Faso), sa ville natale. En 2008, il réalise une extension qui double la capacité du lieu (Global Award for Sustainable Architecture 2009 et Global Holcim Award 2012). Caractéristique : elles sont construites en terre crue. « On considère souvent la terre comme un matériau de construction destiné aux pauvres. C’est la raison pour laquelle on lui préfère de coûteux matériaux importés qui sont le plus souvent utilisés d’une manière totalement inappropriée », observe l’architecte.
Lui n’en a cure. Il hisse ses murs avec des briques en argile comprimée. Le toit de tôle qui les protège du soleil et de la pluie repose sur une charpente en fers à béton. Enfin, le système de ventilation, naturel, exploite la combinaison d’énergies solaire et thermique pour permettre à l’air de circuler et garantir le rafraîchissement des salles de classe. S’ensuivent une bibliothèque, des logements pour les professeurs et un centre pour une association de femmes. Deux maîtres-mots : adaptation climatique et (auto)construction à bas coût. Dans l’une des régions les plus pauvres du monde, Kéré conçoit des équipements de grande qualité. De même agit-il à Bamako, pour les pavillons d’accueil du Parc national du Mali, ou à Dano (Burkina Faso), pour un collège dont les murs sont en latérite.
À Windhoek (Namibie), Nina Maritz (Global Award for Sustainable Architecture 2018) mixe matériaux locaux et modes constructifs low-tech. Ainsi en est-il de ces trois bibliothèques polyvalentes dites « centres régionaux d’études et de ressources », à Gobabis, à Helao Nafidi et à Oshakati, construites en 2016. Afin d’économiser la matière et de rentabiliser la production, elle utilise des éléments modulaires similaires, mais les assemble de manière différente, selon l’orientation et le climat spécifiques à chaque site.
À Durban (Afrique du Sud), Derek Van Heerden et Steve Kinsler (Global Award for Sustainable Architecture 2016) développent eux aussi une architecture en regard des conditions environnementales extrêmes. Ainsi, l’école secondaire de Vele, édifiée en 2011 dans la province du Limpopo, est truffée de fonctions innovantes : recueil et stockage de l’eau de pluie, mesure et affichage quotidiens de la consommation d’électricité, toilettes sèches, énergie solaire pour le pompage de l’eau et pour les ordinateurs, récupérateurs de biogaz pour la cuisson, jardins potagers au cœur du campus, etc. Idem, en 2002, pour le Centre africain de santé et d’étude des populations, à Somkhele, dans le KwaZulu-Natal, puis lors de sa rénovation et son extension, en 2015.
Au Nigeria, Kunlé Adeyemi, lui, œuvre sur des projets résidentiels pour les quartiers de Surulere (à Lagos) ou de Mabushi (à Abuja). Mais sa renommée est venue, dès 2013, avec la Makoko Floating School, fameuse « école flottante » destinée aux plus démunis de Makoko, le bidonville sur pilotis de Lagos. Problème majeur : la montée des eaux. D’où cette solution de faire flotter l’édifice, une structure en bois de forme pyramidale dotée de récupérateurs d’eau de pluie et de panneaux solaires (hauteur : 10 m, surface totale : 220 m2). Le montage nécessite quatre personnes pendant dix jours. Emplis d’air, deux cent cinquante-six barils de plastique permettent de la faire flotter, ce qui autorise les élèves à assister aux cours, même lorsque le niveau de l’eau grimpe !
L’autre grande caractéristique de l’architecture africaine contemporaine est sa forte implication avec les communautés. Ainsi, au Cap (Afrique du Sud), Carin Smuts (Global Award for Sustainable Architecture 2008) construit, depuis plusieurs années, des écoles et des centres culturels pour les populations défavorisées des townships ou des villages traditionnels. Chez elle, point de prouesse esthétique ou technique, mais un défi majeur : trouver le budget pour faire exister le projet, les associations qui la contactent n’ayant que peu, sinon pas d’argent. Lorsqu’elle choisit les matériaux et les techniques, c’est avec un objectif précis : créer un maximum d’opportunités d’emploi pour la main d’œuvre locale qui souffre d’un chômage endémique. Un principe qui, selon elle, offre trois avantages : stimuler la circulation d’argent dans l’économie locale, éviter le recours au crédit et redonner leur dignité et une expérience nouvelle aux personnes employées.
« C’est un procédé interactif et participatif, c’est-à-dire un outil puissant à tous les niveaux de conception, car il permet à tout le monde d’avoir son mot à dire et conduit souvent à de meilleures solutions spatiales », estime l’architecte. Ce qu’il advint, par exemple, en 2002, pour l’école primaire du quartier de Westbank, à Kuils River, avec, au final, les salles de classe, la salle polyvalente, la bibliothèque, les services informatiques et la cuisine collective déployés façon village médiéval. Carin Smuts pratique à l’envi ce qu’elle appelle l’empowerment, vocable anglais complexe qui signifie à la fois responsabilisation, autonomisation, émancipation, voire « démarginalisation ». En clair : pour s’intégrer vraiment dans la société, un équipement, quel qu’il soit, doit s’ouvrir aux habitants, dès le chantier, comme lieu de formation et de levier social. On lit, en filigrane, tout l’humanisme de la démarche.
Quoique l’Afrique arbore moult spécificités propres, nombre de jeunes architectes se laissent encore griser par le modèle occidental, séducteur certes, mais inadapté au continent. La faute, selon David Adjaye, incombe à l’enseignement : « Partout sur le continent, on trouve un grand nombre d’écoles qui, certes, enseignent l’architecture et les divers programmes d’études, mais sont incapables de traiter des complexités du monde moderne. Conséquence : il n’y a pas de jeune génération d’architectes africains qui émerge pour relever les défis. Il y a donc urgence, en Afrique, pour vraiment accompagner les étudiants qui en ont la capacité à être formés pour saisir ces opportunités. » Bref, la route est encore longue. Néanmoins, l’architecte croit en la transmission. Il a d’ailleurs décidé, cette année, d’y apporter son écot à travers le programme philanthropique « Mentor & Protégé » de la firme suisse Rolex. Désigné mentor, il va accompagner, pour la période 2018-2019, la Nigérienne Mariam Kamara, protégée de 38 ans, étoile montante de la nouvelle génération d’architectes africains. Filant déjà tout droit dans les pas de ses pairs (installée à Providence, aux États-Unis, avec une antenne, l’Atelier Masomi, dans son pays natal), elle a conçu, à Niamey, le programme de logements sociaux « Niamey 2000 » et réalisé, à Dandaji, une nouvelle mosquée, projet récompensé d’un Global LafargeHolcim Award for Sustainable Construction 2018.
Même son de cloche chez elle quant à l’enseignement de l’architecture en Afrique : « Dans la majorité des écoles, les programmes d’études sont anciens, les approches conceptuelles datent des années 1980. En outre, l’accent est malheureusement mis sur la reproduction de ce qui se crée dans les villes occidentales. Or, imiter l’architecture des pays occidentaux est absurde. Ce qui m’anime, justement, c’est de faire comprendre ce qui est approprié localement. » Le mentor et sa protégée ont ainsi décidé de plancher sur le projet d’un nouvel édifice culturel public, à Niamey (Niger). « La question est de voir si nous pouvons apporter davantage à un projet culturel que la simple construction d’un bâtiment, souligne David Adjaye. L’objectif est plutôt de comprendre le pouvoir de l’architecture en termes de capacité à changer la perception des lieux et des structures sociales. » Louable effort !
Depuis 1979, aucun maître d’œuvre africain n’a remporté le fameux Pritzker Prize. L’an prochain, ledit prix fêtera ses 40 ans. Une occasion de couronner, pour la première fois, un architecte issu du continent ?
TROIS PRIX D’ARCHITECTURE SINGULIERS
• Global Award for Sustainable Architecture : Chaque année, depuis 2007, il récompense cinq architectes « qui partagent les principes du développement durable et d’une approche participative de l’architecture aux besoins des sociétés, au Nord comme au Sud de la planète ».• Aga Khan Award for Architecture : Lancé en 1977, distribué tous les trois ans, il vise à « identifier et encourager des projets qui répondent avec excellence aux besoins et aspirations de communautés où les musulmans ont une présence significative ».• Global LafargeHolcim Award for Sustainable Construction : Depuis 2006, il prime, tous les trois ans, des « projets et concepts visionnaires qui équilibrent performance environnementale, responsabilité sociale et croissance économique, donnant ainsi un exemple d’excellence architecturale et un haut degré de transférabilité ».
UN PROGRAMME DE MENTORAT ARTISTIQUE• Rolex Architecture Mentor& protégé : La firme de montres helvétique promeut, depuis 2002, le programme philanthropique « Mentor & Protégé », dont une section est dévolue aux architectes. Il permet à un praticien confirmé d’accompagner l’un de ses jeunes confrères émergents sur un projet commun. 
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’architecture verte et vertueuse du « continent noir »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°717 du 1 novembre 2018, avec le titre suivant : L’ARCHITECTURE VERTE ET VERTUEUSE DU "CONTINENT NOIR"