L’exposition « La lettre volée », au Musée des beaux-arts de Dole, revient sur la question de l’abstraction aujourd’hui, champ d’expérimentation des pratiques contemporaines de recyclage.
DOLE - Comment peut-on être abstrait aujourd’hui ? Quelles voies saurait emprunter désormais ce qui fut l’un des enjeux majeurs de l’art moderne, matière à spéculations et champ d’expériences des plus marquants du XXe siècle ? L’idée même de l’abstraction, dans sa dimension historique, demeure objet de débats actuels avec des expositions comme « Aux origines de l’abstraction » au Musée d’Orsay en 2003 ou « Sons et Lumières », aujourd’hui au Centre Pompidou. C’est vers la dimension contemporaine que se tourne « La lettre volée », exposition visible au musée de Dole jusqu’à la mi-décembre : un parcours très équilibré et marqué de pièces bien choisies rappelant avec intelligence que, décidément, le répertoire des possibles de l’art est un répertoire de la reprise, du recommencement, de l’emprunt et du déplacement. Nous n’inventons plus à partir de rien : nous transformons.
Chacun des trente-deux artistes de l’exposition opère de la sorte un déplacement, partant d’une forme, d’un objet ou d’une figure pour construire une abstraction souvent rigoureuse. Au fil des salles, l’économie visuelle, sensible tant dans le refus de toute profondeur illusionniste (au profit du plan frontal de la peinture moderne) que dans les écritures picturales plutôt froides et dans la tentation de la géométrie, jusqu’aux limites du décoratif, est nuancée par l’intense et diffuse sensation de déjà-vu qui traverse chacune des œuvres. Loin de l’abstraction héroïque forgée par référence à l’éther des idées ou aux rythmes de la musique, les contemporains trouvent dans des fragments de monde, détails agrandis d’emballages, images de marques, éléments (souvent marginaux) du vocabulaire des médias, objets familiers ou motifs trouvés, la matière d’une peinture qui entretient l’équivoque, mi-sérieuse, mi-rieuse. Au revers de l’opportunisme postmoderne ou de l’intelligence citationnelle des années 1980-1990, c’est une attitude qui dépasse largement le médium de la seule peinture qui se donne là, joueuse plutôt que cynique.
Doucement caustique
Très maîtrisé, le parcours de l’exposition conçue par Vincent Pécoil est proche de l’esprit des artistes qui y figurent : sans coup d’autorité de commissaire, sans pièce héroïque en guise de morceau de bravoure, rigoureux, clair, libre et doucement caustique ; une distance s’instaure qui laisse la place au regard du visiteur. Même si Vincent Pécoil se fait fort de proposer « un parcours de A à Z, de Armleder à Zobernig ou… à Zorro », précise-t-il, se défiant ainsi de toute ambition de complétude. Zorro fait référence au tableautin de Maurizio Cattelan, où la fente du tableau de Fontana est démultipliée en trois, lesquelles forment « un z qui veut dire Zorro ». Air connu !
De nationalité suisse (beaucoup), allemande, française, américaine, âgés d’à peine 30 ans à plus de 80, chacun des artistes réunis joue de son sujet ou de son motif. Motif tiré ici du packaging (Lars Wolter, General Idea, Francis Baudevin), là d’instants télévisuels prélevés (Lawrence Weiner, Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet, Allan McCollum), d’œuvres d’art du passé (le volume noir de Philippe Decrauzat vient de la Melancholia de Dürer), de la bande dessinée avec Bertrand Lavier (sculpture d’après Walt Disney), Sylvie Fanchon ou Christian Freudenberger (phylactères muets) et peut-être même Dan Walsh. Motifs issus encore du graphisme des jeux (Sherrie Levine, Stéphane Dafflon, voire Olivier Mosset), de paradoxes ou de standards visuels (Kenny Walker, qui travaille d’après les taches de Rorschach), de la signalétique réinventée (l’étrange signal de Delphine Coindet) : qu’importe, puisque l’identification n’est jamais la question, pas plus quand Sylvie Fleury photographie des motifs de vêtements légèrement transformés par le corps qui les porte. Au terme du parcours, en revanche, l’économie visuelle du schématisme a fait la preuve qu’elle savait, bien loin de tout formalisme et bien plus sous l’aspect d’un art concret, répondre à l’aveuglement de l’évidence et prolonger les pratiques du recyclage et du sampling dans un réel pouvoir de saisie du monde.
Jusqu’au 19 décembre, Musée des beaux-arts, 85, rue des Arènes, 39100 Dole, tél. 03 84 79 25 85, tlj sauf lundi 10h-12h, 14h-18h00. Exposition organisée par le FRAC Franche-Comté et le Centre d’art mobile. Catalogue à paraître.
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L’abstraction prise au pied de la lettre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°202 du 5 novembre 2004, avec le titre suivant : L’abstraction prise au pied de la lettre