Au moment où la National Gallery of Art inaugure une exposition consacrée à ses œuvres des années 1950-1960, Jasper Johns revient sur cette décennie et livre à travers cet entretien ses réflexions sur le processus créatif.
Jasper Johns n’est pas seulement le plus célèbre artiste américain vivant – détenteur du record d’enchère pour un artiste vivant avec son tableau de 1959 False Start, adjugé 17 millions de dollars en 1988 –, il est aussi connu pour sa solennité, sa gravité, son profond sérieux et son horreur des imbéciles, qui le fait s’opposer à la plupart des tentatives extérieures pour élucider ou simplifier son œuvre. Cet œuvre, il l’a commencé en 1954, quand, à l’âge de 24 ans, comme Francis Bacon, il détruit tous ses travaux antérieurs pour prendre un nouveau départ. L’importance décisive des peintures, sculptures, dessins et « assemblages » qu’il a créés dans les dix ou quinze années suivantes a sans conteste fait de lui l’un des artistes les plus inventifs, brillants et innovants.
Son travail, qui a annoncé tous les mouvements qui suivront, du pop à l’art conceptuel, démontrera sa puissance et sa subtilité inentamées à la National Gallery of Art de Washington, avec une exposition de « chefs-d’œuvre phares » (du 28 janvier au 29 avril). Et on retrouvera là le problème Johns mis en évidence par sa rétrospective exhaustive de 1996 au MoMA ([Museum of Modern Art, New York], et qui est de savoir si l’artiste n’a pas cessé de décliner depuis cette époque.
Il y a peut-être là pour partie des querelles de statut ou de la malveillance pure et simple, mais on s’accorde aussi à mots à peine couverts à considérer que l’œuvre de Johns n’est plus à la pointe de l’avant-garde, qu’elle a perdu de son énergie et de son éclat, et que s’il reste un dessinateur et graveur de premier plan, ses dons intrinsèques sont plus « graphiques » que picturaux. Pour se faire sa propre opinion, rien de tel que l’exposition « Picasso et l’art américain » (présentée au Whitney Museum of American Art, à New York, jusqu’au 28 janvier), où Johns a l’honneur d’être le seul artiste vivant exposé, avec une dernière salle largement consacrée à ses variations sur l’œuvre du maître, dont les travaux tardifs ont été, eux aussi, notoirement mal compris en leur temps.
L’exposition qui vous est prochainement consacrée à la National Gallery of Art de Washington est sous-titrée : « Une allégorie de la peinture ». On définit notamment l’allégorie comme la « description d’une chose sous l’apparence d’une autre » ; est-ce le sens que vous lui donnez ?
Je n’ai pas participé au choix de ce titre. Le texte de Jeffrey Weiss en donnera peut-être la signification.
Les intentions du jeune artiste de 25 ans créant ces œuvres n’étaient-elles pas plus directes ?
Mes motivations étaient largement inconscientes, et, entre l’intention et la création, il ne semblait y avoir aucune différence. Les idées venaient spontanément. Bien entendu, la création exigeait souvent le temps nécessaire pour mesurer, construire, etc., et même des moments de paresse, probablement.
Vous étonnez-vous de l’accumulation de commentaires critiques et d’interprétations quelquefois ésotériques qui s’est ensuite constituée autour de ces œuvres ?
Cette profusion de commentaires est inattendue, mais toute surprise perd vite de sa force alors qu’on s’habitue relativement vite aux commentaires et aux interprétations, de même qu’on s’accoutumerait facilement à leur absence si l’on était dans cette situation. L’audience n’est pas ce qui occupe l’esprit.
À l’époque où vous avez créé ces œuvres, aviez-vous des intentions subversives ou provocatrices, avec par exemple un drapeau à valeur parodique ?
Aucunement. Pour autant que je m’en souvienne, je crois que j’essayais de voir quelque chose, de voir ce que c’est que voir, de jouer avec la vue et la parole, tout en remarquant que la vie implique certaines complexités, ambiguïtés et contradictions. L’hésitation ne paraît guère utile dans ces situations et l’essentiel de ce qu’on pourrait tenir pour de la pensée s’exprime en actions et accumulations d’actions, avec la matérialisation de l’œuvre.
Les dates de cette rétrospective couvrent une décennie cruciale, 1955-1965. Tenez-vous cette décennie pour la plus importante de votre parcours ?
Si vous me pressez de choisir une décennie, celle-ci convient probablement. Mais on devrait peut-être y ajouter 1954. C’est à ce moment-là que j’ai quelque peu mûri et que suis devenu un artiste actif.
Y a-t-il des choses que vous souhaiteriez modifier dans l’une ou l’autre de vos œuvres, ou des choses que vous auriez approché différemment, avec le recul ?
Avec le recul, presque tout devrait être modifié, mais les œuvres seraient alors d’autres œuvres. Les matériaux et les informations changent avec le temps et nous poussent à des conclusions différentes. La manière de tout artiste change inévitablement, une période s’achève pour céder la place à d’autres. Que nous puissions garder une telle cohérence est ce qui me semble remarquable. Je veux dire que cela me semble remarquable quand j’y pense. Mais d’ordinaire, je n’y pense pas.
Dans l’exposition « Picasso » du Whitney Museum, vous dominez la dernière salle avec des œuvres frappantes et relativement récentes. Vous vous y êtes pris fort tard pour vous attaquer à Picasso ; estimiez-vous auparavant que cela aurait paru présomptueux ?
Penser à des artistes n’est pas s’attaquer à eux. Autrefois, dans l’espoir de créer des tableaux que je puisse considérer comme les miens, j’ai cherché délibérément à éviter tout ce qui pouvait me paraître se référer ou ressembler au travail d’autrui. Cela ne signifiait pas que je ne pensais ni aux autres ni à leurs œuvres. Plus tard, comme des thèmes, peut-être, certaines de ces pensées sont apparues dans ce que je faisais.
Comment réagissez-vous au fait que votre œuvre soit célébrée comme la source du pop art, voire de l’art conceptuel ?
Ce genre de théories ne m’intéresse guère. Il y a de multiples façons de considérer les causes et les effets, ainsi que les continuités.
L’exposition de la National Gallery pointe une « logique interne » ou narrative dans votre œuvre, correspondant à quatre thèmes liés les uns aux autres : la cible, l’appareil mécanique, les noms de couleur au pochoir et l’empreinte du corps. Cette logique narrative était-elle explicite pour vous à cette époque ?
Les significations et dispositions que nous découvrons dans les œuvres d’art recouvrent rarement, je le crains, celles des artistes qui les ont faites. La plupart des artistes ne se focalisent pas sur le passé et ont l’espoir que leur œuvre nous donne le sentiment du présent. Tout artiste ressent probablement son œuvre comme logique. Cela ne signifie pas qu’elle a été préconçue, mais seulement qu’elle lui a semblé nécessaire, inévitable.
Que pensez-vous du hasard tel que l’a défini John Cage, et de son rôle dans votre propre création ?
John Cage avait une conception beaucoup plus formelle du hasard que moi. Ses idées ont enrichi mon propre répertoire de possibilités, mais je ne me fie au hasard que de façon sélective.
Quels rapports entretenez-vous comme peintre avec Marcel Duchamp et ses idées ? Vous lui avez emprunté la notion de ready-made, à travers des objets existants détournés et transformés en tableaux ou sculptures.
Je me souviens avoir vu le LHOOQ de Duchamp dans un livre quand j’étudiais à l’université de Caroline du Sud à la fin des années 1940, mais sans y attribuer, je crois, de signification. Je me suis intéressé à Dada dans les années 1950, quand on a commencé à citer ce mot à propos de mes propres peintures ; j’ai alors visité la collection Arensberg et lu Les peintres et poètes Dada, de Robert Motherwell. Plus tard, j’ai rencontré Duchamp et eu plaisir à le revoir occasionnellement, mais nous avons rarement discuté des idées de façon directe.
Une rétrospective de vos estampes s’ouvre également le 11 mars à la National Gallery. Tout le travail que vous consacrez à l’estampe et aux techniques de reproduction ne ressemble-t-il pas à un prolongement de l’idée de ready-made, l’image d’une image ?
Depuis mes premiers dessins élémentaires sur pierre jusqu’à mes combinaisons complexes d’intailles, les travaux d’impression m’ont procuré des enseignements assez clairs, totalement différents de ceux qu’offre la peinture. On en tire un plaisir analogue à celui du jardinage pratiqué avec l’aide de quelqu’un. Les reproductions issues de cette activité sont un à-côté, un bonus.
Vos premières œuvres peuvent être considérées comme dépouillées et cérébrales. Pensez-vous que les artistes deviennent plus expressionnistes en vieillissant, et qu’apparaît une propension à l’émotion ?
Je n’en sais rien.
Cette exposition si complète procure-t-elle un éclairage différent du reste de votre œuvre ? Les motifs de croisillons de vos derniers tableaux dérivent-ils des barbelures et des croisillons du travail de graveur ?
Non, cela a commencé en tentant de reconstituer de mémoire un motif que j’avais repéré sur la carrosserie d’une voiture qui passait.
Les désignations inexactes que vous donnez aux couleurs évoquent les mots contradictoires employés par Magritte dans ses tableaux. Or on rattache rarement votre œuvre au surréalisme.
L’exposition « Magritte » (jusqu’au 4 mars) au Lacma, à Los Angeles, présente beaucoup d’artistes récents faisant écho ou se rattachant d’une façon ou d’une autre à ses préoccupations. Un petit nombre de mes peintures et lithographies y figure.
L’impératif graphique qui domine toute votre œuvre tend à suggérer que le dessin est crucial dans votre création.
Les dessins m’ont toujours procuré du plaisir ; la pensée y paraît plus concentrée, plus suggestive.
En 1954, vous avez détruit vos travaux antérieurs afin de prendre un nouveau départ. Continuez-vous à jeter, à abandonner ?
J’essaie ne pas détruire ce que j’ai entrepris. Je crois que cela a commencé comme une tentative de me guérir d’une habitude infantile de laisser la plupart des choses dans l’inachèvement. Parfois, détruire est la seule solution.
Lors d’une exposition de Chris Burden, j’ai découvert que certaines des pièces les plus provocatrices vous appartenaient. Continuez-vous à collectionner d’autres artistes, y compris ceux qui, comme Burden, peuvent sembler détoner avec votre propre esthétique ?
J’acquiers à l’occasion des dessins ou de petites œuvres, mais sans plan ni programme prémédités.
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Jasper Johns : « J’essayais de voir ce que c’était que voir »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°251 du 19 janvier 2007, avec le titre suivant : Jasper Johns