Né en 1933 en République socialiste d’Ukraine, l’artiste s’est éteint aux États-Unis où il résidait et travaillait avec son épouse Emilia à ses installations politiquement engagées.
Long Island (New York).« L’homme qui a passé sa vie à imaginer l’utopie a quitté ce monde le samedi 27 mai, à l’aube de ses 90 ans », a annoncé dans un communiqué la Fondation Ilya et Emilia Kabakov, sise à Long Island aux États-Unis, où les Kabakov s’étaient définitivement établis. Cette belle manière de résumer la vie d’Ilya Kabakov oublie néanmoins d’ajouter que c’est le contraste entre l’utopie rêvée et la réalité opprimante du régime totalitaire qui fait la force de son œuvre.
Le public français garde en mémoire L’Étrange Cité conçue pour Monumenta 2014, la plus grande réalisation du couple – Ilya collabore avec sa femme Emilia dès 1989. À cette occasion, les époux Kabakov ont réussi l’exploit d’adapter la nef du Grand Palais aux besoins de l’œuvre. De fait, ils ne se sont pas attaqués à cet immense espace, mais ont réfléchi aux conditions de visibilité. En érigeant des murs blancs, une double enceinte circulaire et des bâtiments reliés entre eux par des arches, les artistes ont bloqué le regard du visiteur, l’obligeant à s’immerger dans cet univers labyrinthique. Univers dans lequel Ilya Kabakov, né sous le régime soviétique, parle de l’écart entre l’idéologie radieuse et une réalité quotidienne responsable d’un état de frustration permanent.
Cette œuvre d’art totale est en réalité l’aboutissement de la production plastique de celui qui fut l’un des grands innovateurs d’une pratique née dans la seconde partie du XXe siècle. Ce sont, en effet, les installations – près d’une centaine, érigées un peu partout sur le globe – qui ont fait la renommée de Kabakov. Une de ces œuvres, L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement (1985), se présente sous la forme d’un appartement miteux rempli de débris, aux murs couverts de photos dont la plus visible est celle de Gagarine, le héros de la conquête spatiale soviétique. Le plafond est troué, le lieu est vide ; visiblement, le locataire a suivi la Voie lactée du cosmonaute, son idole. Kabakov, lui, s’envolera à l’Ouest en 1987.
Le parcours de l’artiste, né en 1933 dans l’ex-URSS à Dniepropetrovsk, devenue Dnipro dans l’actuelle Ukraine, débute d’une manière – relativement – plus classique. Enfant, il est évacué pendant la Seconde Guerre mondiale à Samarcande, en Ouzbékistan. De retour à Moscou, il entame des études d’art, se destinant au dessin et à l’illustration. À la fin des années 1950, Kabakov se rapproche de l’Union des artistes soviétiques et en devient membre en 1965. Grâce à cette adhésion, il jouit de nombreuses commandes, principalement des illustrations de livres pour enfants. Simultanément, il rejoint ce qui deviendra le Sretensky Boulevard Group, un groupe underground réunissant Erik Bulatov, Oleg Vassiliev et Vladimir Borisovich Yankilevsky et dont certains membres furent emprisonnés ou exilés. Pendant des années, il produit un grand nombre de peintures, dessins et textes théoriques à portée critique. « Dessins pour moi-même », et plus tard « Albums fictifs », les titres ironiques donnés à ces ensembles disent toute la difficulté d’un créateur qui, pour survivre, doit se soumettre, en surface du moins, aux règles du système.
Nombre d’artistes soviétiques ont été fascinés dans les années 1970 pour l’art conceptuel – à leurs yeux le sommet de la modernité occidentale. C’est pourquoi le travail de Kabakov, comme celui d’autres dissidents, est généralement assimilé à cette démarche esthétique dématérialisée. Certes, Kabakov fait appel au langage, à travers des inscriptions dans les dessins ou les dépliants ; certes, il opte souvent pour le détour ou l’allusion. Pour autant, son intention est de donner chair à des concepts qui n’ignorent pas l’histoire de l’art sans en faire le sujet exclusif et tautologique de l’œuvre, qui n’esquivent pas la réalité même s’ils ne la figurent pas littéralement. Ainsi, L’homme qui ne jetait jamais rien (1985-1988) est une métaphore qui frappe par son excès matériel. Avec cette série d’accumulations sans fin, l’artiste construit dans des musées ses propres espaces ; ces derniers sont censés être les lieux d’habitat d’un personnage qui amasse et garde tout ce qui lui passe entre les mains. Rêve ultime d’un conservateur ou figuration de la carte du monde à l’échelle 1 :1 imaginée par Borges ? Cette œuvre, comme toujours chez Kabakov, se situe avant tout dans un contexte politique bien déterminé : au-delà de la collectionnite aiguë, elle rappelle la situation économique de l’Homo sovieticus qui fait feu de tout bois.
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Ilya Kabakov, l’homme qui voyait rouge
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°613 du 9 juin 2023, avec le titre suivant : Ilya Kabakov, l’homme qui voyait rouge